Pascale Fourier : Et notre invité sera Hakim El Karoui , auteur de « L’avenir d’une exception » aux éditions Flammarion.
Imaginez-vous que nous allons écouter Hakim El Karoui pendant trois semaines. C’est qu’il a écrit un livre riche, novateur dans les mises en relation qu’il fait, un livre dense, mais dans le bon sens du terme. Hakim El Karoui se présente lui-même comme celui qui a été la plume de Jean-Pierre Raffarin -et ça pourrait faire grincer les dents de certains... Mais qu’importe ! Ce qu’il dit, ce qu’il propose, est plus qu’intéressant. Et vous constaterez comme moi, que quoiqu’investi dans la politique, jamais il ne perd de vue ceux qu’on pourrait appeler "les humbles" et la nécessité que tous puissent vivre dignement. Mais, plus intéressant peut-être que le fait qu’il ait été la plume de Raffarin, il est ancien élève de l’École Normale Supérieure et agrégé de géographie. Pas économiste, géographe ! Et c’est sans doute ce qui lui permet de mieux penser le monde en tant qu’ensemble géopolitique divers, ce qui est essentiel pour comprendre la mondialisation, et ce dont il va témoigner dans la première plage d’intervention. Je lui avais dit que je laissais parler mes invités sans les interrompre. Il en a profité au maximum : c’est parti pour dix minutes de réflexion.
Vous êtes un de ceux qui permettent l’émergence dans le débat de la thématique du néo-protectionnisme, en opposition au libre-échange intégral. Qu’est-ce qui justifie pour vous la nécessité du protectionnisme à l’heure actuelle ?
Hakim El Karoui : Vaste question ! Je crois que la première chose à voir, c’est l’évolution des rapports de force internationaux, parce que c’est vraiment là que se situe le cœur du sujet. Et c’est aussi par cet intermédiaire, je pense, qu’on peut avoir une approche qui n’est pas idéologique - même si je ne réfute pas du tout l’idéologie, idéologie ce n’est jamais qu’une façon de mettre en forme le monde : tout le monde à une idéologie. Mais moi, je ne suis pas favorable ou défavorable au libre-échange en tant que tel. Je pense que ce n’est pas le sujet.
La question, c’est : "Est-ce que ça marche ?". Dans une réflexion politique, la première question qu’on se pose, c’est : " Est-ce qu’on a la bonne solution face à la réalité ?". Et donc, il faut partir de la réalité. Et la réalité aujourd’hui, je pense qu’en Occident on a un peu du mal à l’admettre ; je crois qu’on la voit, mais on n’admet pas ses conséquences et ses fins dernières. Je crois qu’on est entré dans une nouvelle phase de la mondialisation, qui est d’une certaine manière une troisième mondialisation, si on considère que la mondialisation britannique au XIX° et puis la mondialisation américaine dans la seconde partie du XXe siècle et surtout à la fin du XXe siècle se sont achevées avec en fait un rééquilibrage des puissances au niveau mondial. Jusqu’en 2003 - à mon avis, la césure, c’est la guerre en Irak, et évidement pas le 11 septembre -, on a l’idée que le monde est organisé autour des États-Unis, avec une image que j’aime bien, qui est celle du système solaire, avec un soleil américain, d’une certaine manière, et des planètes qui tournent autour, avec une positivité ou une négativité vis-à-vis des États-Unis, mais qui en tout cas tournent autour, et qui se positionnent par rapport à eux, en "pour" ou "contre" eux.
A partir de 2003, en fait avec l’émergence de la Chine plus qu’avec les événements au Proche-Orient, on se rend compte que les États-Unis se rendent compte -et ça Emmanuel Todd l’avait bien montré dans « Après l’Empire »- , que eux qui se croyaient indispensables sont devenus dépendants sur le plan économique, que eux qui se croyaient invincibles sur le plan militaire sont devenus vulnérables. En Irak évidemment, mais aussi en Afghanistan, on l’oublie trop , où il y a eu cette guerre suivie d’une "nation building" américain, qui échoue, avec des Américains qui se désengagent aujourd’hui, qui se sont désengagés au fil du temps, et qui ne réussissent plus à tenir leur vieille doctrine militaire qui était celle des deux théâtres. À l’époque, c’était un théâtre européen et un théâtre asiatique face à l’Union soviétique ; ça s’était transformé en l’occurrence en un théâtre afghan et un théâtre irakien d’ intervention militaire. Donc, aujourd’hui on se rend compte qu’en Afghanistan, ils se sont désengagés, en Irak, tout le monde connaît la situation, et que donc, même sur le plan militaire, même avec le plus gros budget militaire américain depuis 1945, c’est-à-dire vraiment en état de guerre, les Américains n’ont plus la capacité stratégique d’intervention absolue.
Un autre enjeu, je pense, est moral. L’Amérique était la patrie de la liberté et est devenue d’une certaine manière la patrie de l’oppression, avec des événements comme ceux de Guatanamo, qui à mon avis sont graves pour l’image de l’Amérique, mais qui sont surtout graves pour l’image que l’Amérique a d’elle-même : on peut le voir aussi sur l’évolution de la criminalité, l’évolution du nombre de condamnés à mort... Crise morale américaine qui ne se traduit pas par un délitement américain ? Ca, je n’y crois pas, parce qu’il y a toujours une capacité politique, une capacité à "faire nation" importante, qui est une vraie puissance, mais qui en tout cas dit bien que c’est la fin de l’hyper puissance américaine donc parlait Bendrim. Donc ça, c’est l’Amérique.
La deuxième chose, c’est la Chine. Je prends la Chine parce que c’est le pays emblématique, c’est le plus important, et c’est celui avec qui l’imbrication avec les États-Unis est la plus importante. Mais, en fait, c’est la Chine, c’est l’Inde, c’est le Brésil, c’est bientôt le Vietnam, etc. C’est l’idée que les nouveaux pays émergents sont en train de construire un nouveau rapport de forces internationales, dont la meilleure scène est à mon avis l’OMC, pour une raison simple, c’est qu’à l’OMC un pays égal une voix. Et on se rend compte qu’à l’OMC l’alliance entre l’Amérique et l’Europe ne permet plus aujourd’hui de faire passer des décisions. Les pays émergents alliés entre eux, alliés avec les pays occidentaux ou industrialisés, réussissent à bloquer les décisions. Et, quand on voit après, plus dans le détail, l’imbrication financière entre les États-Unis et la Chine, le fait que 20 % des biens de consommation consommés aux États-Unis sont importés de Chine, le fait que la Chine a aujourd’hui 1100 milliards, ou 1200 milliards de dollars de réserves dans les caisses de sa banque centrale, le fait que les États-Unis ont un déficit commercial d’à peu près 200 milliards de dollars vis-à-vis de la Chine - tout cela dit qu’en fait les Américains peuvent envoyer Paulson, le secrétaire au Trésor, peuvent envoyer Bush pour dire le chinois aux Chinois : "Réévaluez votre monnaie, etc", les Chinois ne le font pas parce que tout simplement ce sont eux qui tiennent le dollar aujourd’hui. Et comme, en plus, ils ont beaucoup d’actifs en dollars, ce n’est doublement pas leur intérêt de réévaluer leur monnaie.
Donc, on a ce rééquilibrage entre l’ancien Sud et l’ancien Nord. Et on a un schéma, si je reprends l’image du système solaire, où on passe d’un seul soleil à plusieurs soleils qui vont être plus petits, qui vont être régionaux à l’échelle de la planète : autour des Etats-Unis, autour de l’Europe, autour de l’ensemble sino-japonais (qui a vocation à se rapprocher même s’il y a des vraies tensions politiques et stratégiques internes), et puis peut-être autour d’un ensemble indien ou brésilien. Tout cela va continuer à se reconstruire.
Et puis enfin, il y a un événement qui occupe beaucoup l’actualité, mais qui me semble, moi d’un point de vue géopolitique assez mineur, mais qui est important pour les consciences et pour la façon dont l’Occident se voit, qui est la crise de transition des sociétés arabes, qui se traduit par un anti-occidentalisme extrêmement virulent, sur lequel on pourra revenir plus tard. Mais, puisque j’essaie de parler de protectionnisme, je crois que ce n’est vraiment pas cela l’enjeu...
Donc, rééquilibrage entre le Nord et le Sud d’un point de vue notamment économique... Et sur le plan de la régulation économique, ça a une conséquence majeure qui est celle que la vieille idée, qui n’a jamais été théorisé en tant que telle, mais qui me semble moi assez juste, ce qu’on appelle "l’inégalité protectrice", à savoir l’idée qu’en fait on a à gagner à l’inégalité entre le Nord et le Sud, via les avantages comparatifs, donc la spécialisation, la division internationale du travail, cette idée ne fonctionne plus.
Si on prend la Chine, on se rend compte que, en théorie, les salaires devraient monter en Chine. Sauf que avec la quantité de travailleurs peu qualifiés, le fait qu’il y ait 130 millions de travailleurs migrants, etc, il y a un stock considérable qui permet aux industriels chinois de garder un salaire peu qualifié extrêmement bas. Et quand on regarde les chiffres, ce salaire-là n’augmente pas. Du coup, ça pèse sur les salaires européens. Ensuite, normalement un nouveau marché devrait émerger en Chine. Il y a un nouveau marché, clairement pour les produits de luxe, parce qu’il y a vraiment une nouvelle classe, via l’hyper-capitalisme chinois, importante. Je voyais un dirigeant d’Hermès récemment qui disait : "On vend beaucoup de cravates en Chine". Les gens d’Hermès, c’est sûr ! Mais la classe moyenne ne se développe pas. Pour une raison simple, c’est qu’il y a 50 % de taux d’épargne, ce qui est lié au choix du système hyper-capitalisme chinois, au sens où il n’y a pas de protection sociale, il n’y a pas de retraite, il n’y a pas de couverture maladie, et donc les gens épargnent considérablement pour leur avenir, pour leurs familles etc. Donc la classe moyenne évidemment se développe, mais elle ne se développe pas à la vitesse à laquelle elle devrait se développer. Du coup, le nouveau marché chinois, d’une certaine manière, se fait attendre.
Ensuite, il n’y a pas de spécialisation des Chinois dans la faible valeur ajoutée. Tout ce qu’on entend sur la Chine, "l’usine du monde", c’est très bien, mais ce ne sont pas les usines du XIX° siècle, ce sont les usines du XXIe siècle. Il y a des usines du XIXe siècle, avec les conditions de travail, etc, qu’on connaît, mais il y a aussi les usines du XXIe siècle. Et ça, c’est le quatrième point vraiment important : les Chinois remontent pas à pas toutes les marches de la valeur ajoutée. Et par conséquent l’Occident, - encore une fois je parle de dans cinq ans, dans dix ans -, l’Occident ne va pas avoir, contrairement à ce qu’il croit encore aujourd’hui, le monopole en gros de "l’intelligence". Cette vieille division du monde entre "nous, on est les gens du Nord, on est intelligents, et puis il y a les gens du Sud qui sont à la traîne, pour ne pas dire qu’ils sont bêtes et idiots", cette division-là ne marche plus.
Les partisans du libre-échange vont dire que les consommateurs y gagnent. Il est clair que dans certains domaines les consommateurs y gagnent. mais il est vrai aussi que, si on regarde le domaine du textile, en 2005, année de la fin des quotas, les prix du textile en France ont moins baissé qu’en 2004... parce que l’essentiel des marges a été chez les distributeurs, chez les marques !
Donc, il ne s’agit pas de dire que tout cela est bien en général ou que c’est mal en général : il s’agit de reconnaître que déjà avant ça ne marchait pas - on reviendra peut-être sur le vrai chiffres du chômage... - mais qu’en en tout cas aujourd’hui et tendanciellement, il est clair que ça ne peut plus fonctionner.
Et moi, il me semble que c’est ce qu’ont dit que les Français en 2005. Jétais à Matignon, j’ai voté Oui, pour des raisons techniques, parce que le traité donnait plus de poids à la France.... Mais je pense qu’il faut entendre ce qu’ils nous ont dit, ce qu’ils ont dit, et ce qu’ils vont dire bientôt à l’élection. Là, on est toujours dans un système fermé où moi je sais qu’il va y avoir des surprises colossales à l’élection présidentielle et aux législatives : on peut très bien se retrouver avec une cohabitation ; on peut très bien se retrouver avec des phénomènes complètement inattendus, un Le Pen qui continue de monter, un Bayrou qui est aujourd’hui sur le positionnement de Le Pen d’une certaine manière, etc. Le système est en crise, et comme dirait Chirac, la maison brûle et nous regardons ailleurs....
Pascale Fourier : Et donc, face à tout cela, vous préconisez un protectionnisme européen…C’est un vilain mot, ça…
Hakim El Karoui : Oui. "Protectionnisme", c’est effectivement un très vilain mot ! Xénophobe, fasciste... en fait, en gros xénophobe... ce qui est assez extraordinaire s’agissant d’une façon de régler les échanges commerciaux internationaux !
En fait, il y a évidemment de vraies raisons, historiques, et surtout des contresens historiques majeurs. D’abord, on confond le protectionnisme et l’autarcie. Moi, l’image que j’emploie, ce n’est pas celle d’une muraille de Chine, d’une barrière, c’est l’image d’une écluse. Une écluse, c’est quoi ? C’est un instrument par lequel on régule, et finalement on joue sur le temps. Il ne s’agit pas de dire qu’on ne va plus échanger avec la Chine ou avec l’Inde : il s’agit de dire qu’on va juste réguler ces échanges-là, et faire en sorte que, d’une façon ou d’une autre, on puisse redonner un petit peu de compétitivité aux salariés européens et pourquoi pas américains, et puis en même temps peut-être inciter les Chinois, indirectement, à développer plus leur marché intérieur, quitte à faire de la protection sociale. Mais, mon idée n’est vraiment pas qu’il faut dire aux Chinois quel est le bon mode de développement à suivre. Là aussi, les Européens sont très forts pour donner des leçons.... Il ne s’agit pas de donner des leçons. Il s’agit de le dire : "On a des gens qu’on veut protéger, pas parce qu’on est frileux et qu’on veut créer des rentes, mais effectivement parce que, derrière, il y a la cohésion des sociétés, l’avenir quand même d’un certain nombre de millions de personnes. Vu le rythme où ça va, ça ne marche plus, et c’est ce qu’ils disent". Donc en fait, c’est juste démocratique.
Donc, je crois que derrière l’idée du protectionnisme, il y a l’idée que le dernier à avoir fait du protectionnisme, c’était Hitler. On oublie juste que les États-Unis ont été protectionnistes de leur naissance à peu près jusqu’aux années 1970, que l’Europe s’est construite dans un grand marché de plus en plus construit à l’intérieur - ou de plus en plus libéré si vous voulez - avec des frontières commerciales extérieures très claires. L’Europe de 56 à 73, c’était ça : on construit petit à petit un grand marché intérieur, donc on lève les barrières internes, et donc on garde des barrières externes. En 73, ça a été cassé pour deux raisons : l’entrée de la Grande-Bretagne dans l’Europe et surtout les efforts des États-Unis via différents round du GATT, qui au fur et à mesure que l’Europe construisait sont marché intérieur, demandaient la levée des barrières extérieures.
Il y a d’autres idées reçues sur le protectionnisme, mais je ne vais pas toutes les passer en revue... Il y a l’idée que ça a créé la crise de 29, alors que c’est exactement l’inverse : c’est la crise de 29 qui a créé une renationalisation des politiques commerciales. Et la dernière idée qui est vraiment très importante, c’est que le libre échange créerait de la croissance alors que le protectionnisme créerait la dépression. Quand on regarde l’histoire économique, on se rend compte que c’est exactement l’inverse. Lors de la première mondialisation, entre 1870 et 1914, il y avait un taux d’exposition aux échanges internationaux extrêmement important, encore plus important qu’aujourd’hui ; et il y a eu plus de croissance quand il y a eu plus de protectionnisme. Pour une raison simple, c’est que le protectionnisme permet le développement du marché intérieur. Et le libre-échange casse le marché intérieur.
Donc, il faut trouver un équilibre. Encore une fois, c’est une question de régulation. Et si on ne veut pas trouver cet équilibre, on crée un système qui polarise les économies, qui polarise les sociétés, qui est à mon avis aujourd’hui porteur de délitement social et vraiment de risques politiques majeurs.
Pascale Fourier : Mais pourquoi choisir l’Europe… ?
Hakim El Karoui : L’Europe, pour plusieurs raisons. Il y a une raison économique, il y a une raison politique.
La raison économique, c’est que le risque du protectionnisme, c’est de créer des rentes. Et quand on fait du protectionnisme sur des marchés qui sont trop petits on créés des rentes, en fait assez rapidement, parce qu’il n’y a plus de concurrence. Et évidemment l’idée du protectionnisme s’inscrit dans l’économie de marché, elle ne s’inscrit pas contre l’économie de marché ou même contre l’économie libérale (on peut être libéral libre-échangiste et libéral protectionniste). Donc il y a une question de taille. Ensuite, - et c’est lié à la taille- , quand on a un marché comme aujourd’hui l’Europe de 500 millions d’habitants, le premier marché du monde, on peut considérer que le risque de la rente est faible parce qu’il y a une concurrence interne très forte et en même temps, même s’il y aurait beaucoup à dire sur les nouveaux adhérents, il y a quand même une forme de régulation qui se fait par les législations sociales, fiscales, qui ne sont évidemment pas les mêmes, mais qui sont quand même en voie de convergence, en tout cas qui sont plus proches à l’intérieur de l’Europe qu’à l’extérieur de l’Europe. Et puis il y a aussi de la redistribution, via des aides européennes. Ce qui manque, c’est notamment les mouvements de personnes. Donc, il y a une vraie raison économique.
Et puis, la raison politique, qui est encore à mon avis plus importante, c’est qu’aujourd’hui l’Europe s’est inscrite dans un schéma où en fait tous les Etats se font concurrence entre eux. On voit très bien la concurrence fiscale en ce moment, mais ce qu’on voit moins, c’est le choix de l’Allemagne de la compétitivité à tout prix, qui est très cohérent avec le système. C’est l’agenda 2010 de Schröder qui rentre maintenant en application. Ca a redonné de la compétitivité aux entreprises allemandes à l’exportation, mais le problème, c’est que ça s’est fait au détriment du marché intérieur, et donc au détriment de la consommation allemande de produits importés en Allemagne, notamment européens. Et une bonne partie du déficit commercial français et italien aujourd’hui, c’est la sous-consommation allemande. Donc, le protectionnisme, ça a un intérêt, c’est que ça crée un intérêt général commun. Et le cas de l’Allemagne est très intéressant. Au XIXe siècle, en 1834, les Etats allemands, les principautés allemandes, ont fait le Zollverein, et quarante ans après, elles ont fait l’union qui n’avait pas été possible parce que jusque là il y avait des intérêts divergents. À partir du moment où on crée un grand marché intérieur, avec des frontières commerciales extérieures, on crée en fait un espace d’intérêt commun. Et le vrai problème de l’Europe aujourd’hui, c’est de recréer cet espace d’intérêt commun qui a complètement disparu. Et, vu la taille des ensembles avec lesquels il faut dialoguer, l’ensemble américain, l’ensemble chinois, l’ensemble indien… il faut le faire à la même taille. Et cette taille ne peut être qu’européenne - ce qui pose un autre problème qui est celui de la mise en oeuvre...
Pascale Fourier : Moi, j’aurais tendance à vous dire : " Ce ne sera jamais possible de mettre en place un protectionnisme au niveau européen, parce que les forces politiques ne sont pas prêtes à ça dans les différents pays..."...
Hakim El Karoui : J’aurais tendance à vous dire que vous n’avez pas complètement tort. Je ne devrais pas. Mais quand on analyse les forces politiques en présence au niveau européen, on voit bien qu’à l’intérieur de l’Europe, c’est une idée qui d’une certaine manière n’existe pas, mais qui pourtant, à mon avis, peut s’appuyer sur des soutiens à l’échelle d’un quiquennat... à commencer, parmi les fondateurs de l’Europe, par les Luxembourgeois, qui n’ont pas de problèmes commerciaux, puisqu’ils n’ont pas d’industrie manufacturière, mais qui ont une certaine idée de l’Europe. Juncker par exemple n’est pas du tout hostile à ce genre d’idée.
Je pense que l’Italie économiquement a toutes les raisons du monde de se rallier à ce genre d’idée. Il se trouve que Prodi veut être dans le dogme et dans la norme, donc il y aura une certaine difficulté intellectuelle, mais je ne pense pas politique.
Ensuite, il y a les pays de l’Est, qui aujourd’hui profitent à plein des délocalisations allemandes, puisque la croissance de l’Allemagne se fait via les pays de l’Est. Et on peut, je pense, leur expliquer à hauteur de 3-4 ans que la production est partie chez eux, mais que demain ce qui est parti chez eux partira au plus près des marchés, donc en Asie etc.
Et puis, il y a les pays du Nord. Les pays du Nord, il n’y a aucune chance avec eux. Ils sont dans une logique qui est complètement différente, évidemment à commencer par l’Angleterre.
En fait, il y a le vrai débat avec l’Allemagne, qui est le noeud du sujet. Moi je pense que les Allemands ont fait un choix qui est vraiment clairement totalement opposé. Ils ont un rendez-vous politique en 2008-2009 et on verra bien si ça fonctionne en 2008-2009. Ça a marché cette année parce qu’il y avait un effet de rattrapage, parce qu’il y avait la peur de la TVA. Moi je pense que ça ne marchera pas en 2008-2009. Les profits allemands aujourd’hui vont aux grandes entreprises, à certaines PME importantes qui exportent, mais ne vont pas du tout aux salariés, mais alors là pas du tout ! Donc, la question c’est : "Est-ce que les salariés allemands vont se révolter contre ce système ? " .
Quant aux français, il y a quand même une légitimité démocratique à poser une question sur la réorientation de l’Europe, c’est le référendum de 2005. Moi, ma volonté c’était que ce débat-là soit dans la présidentielle de 2007, qu’il soit porté par un candidat, et à mon avis il gagnait l’élection avec ça, ce qui permettait d’avoir une légitimité démocratique pour en discuter avec nos partenaires européens, même si a priori ils sont idéologiquement contre.
Pascale Fourier : C’était donc Des sous Et Des Hommes, en compagnie de Hakim El Karoui, auteur de " L’avenir d’une exception » aux éditions Flammarion : dans la première partie de son livre, il développe très finement la notion de "troisième mondialisation", qu’il a explicitée en première partie de cette émission. Je ne peux que vous conseiller la lecture de son livre, vraiment absolument passionnant. Vous pouvez aussi visiter le site qu’il l’anime
www.protectionnisme.eu . Vous y retrouverez des textes d’invités de Des Sous, des invités que pour ma part j’avais trouvés particulièrement remarquables : Jacques Sapir et Jean-Luc Gréau.
Pascale Fourier : Et notre invité, comme les deux semaines précédentes, sera Hakim El Karoui, auteur de « l’avenir une exception », aux éditions Flammarion.
Voilà donc deux semaines que nous sommes en compagnie d’Hakim El Karoui. Il nous a explicité pourquoi l’émergence d’une troisième mondialisation faisait que le libre-échange ne pouvait plus fonctionner et qu’introduire des éléments de protectionnisme était absolument nécessaire. Nous avons essayé de voir les arguments de ceux qui s’opposaient au protectionnisme et ce qui faisait que et les politiques et les médias étaient plus ou moins imperméables à cette idée. Mais il me restait dans la tête un des arguments qu’avancent ceux qui prônent le libre-échange. Je l’ai donc dit à Hakim El Karoui et, vous verrez : en introduisant la première émission, je vous disais qu’Hakim El Karoui, ancienne plume de Raffarin, ce qui pouvait faire grincer des dents, était vraiment attentif aux humbles, et à la volonté du peuple.... ; vous allez en avoir la preuve évidente.
Moi, ce que j’entends dans les propos de ceux qui soutiennent ce le libre-échange, c’est que, de toutes façons, il y a des secteurs qui n’ont plus validité à exister dans notre pays, et qu’effectivement le progrès technique veut que cela soit fait autre part, que c’est très bien, et que les gens qui travaillaient dans ces la secteur-là, grâce à la formation, vont trouver à se réemployer ailleurs... Donc il n’y a pas de problème...
Hakim El Karoui : Oui. Ces gens-là, ils ont jamais vu un électeur. Et ils n’ont jamais discuté avec un ouvrier qui avait été licencié. Je voyais sur le site du Monde, en réaction à plusieurs tribunes sur le protectionnisme, quelqu’un qui signait "ex-salarié du textile" : Je préfère payer mes chaussettes plus cher et avoir moins de voisins au chômage". C’est un peu schématique, mais je trouvais que le débat était extrêmement bien résumé.
Encore une fois, c’est une question d’équilibre. Il faut trouver le bon équilibre. Je ne crois pas qu’en Europe on puisse considérer qu’on va faire de l’industrie textile classique, qu’on puisse être compétitif aujourd’hui. On peut dire tout ce qu’on veut, ce n’est plus le cas. Alors, on va faire du textile à très forte valeur ajoutée, on peut faire ce qu’on veut -les autres font aussi-, mais pour des raisons de coût de la main d’oeuvre, pour des raisons de disponibilité, pour des raisons de baisse des coûts de transports, etc, il est normal qu’il y ait une relocalisation de l’industrie ou des activités en général.
Donc, il ne s’agit pas de dire : on fige le monde dans une réalité passée, on va embellir le passé, etc. Je crois vraiment qu’il faut regarder l’économie, et son évolution, de façon tendancielle, en regardant l’avenir et pas le passé. Donc, il va y avoir des re-spécialisations, etc.
Mais la question est de savoir comment on les gère, à quel rythme et avec quelle idée de notre industrie à nous. "Comment on les gère", c’est très important, parce que la requalification des salariés, c’est clairement une des clés du système. Mais, d’abord il faut avoir la bonne analyse. Donc, pas considérer que les pays du tiers-monde, ce sont des idiots, des analphabètes, et qu’ils pourront faire des T-shirts pendant que nous nous faisons des Airbus. Ça ne marche pas. Donc ça veut dire qu’il faut être capable de requalifier extrêmement vite, et vraiment à un bon niveau. Donc il faut mettre les moyens - aujourd’hui on n’a pas les moyens : on a un système de formation professionnelle qui fonctionne extrêmement mal ; on a un système de redistribution qui aujourd’hui explose, parce que on voit bien la dette publique, etc. On subventionne les salaires des salariés peu qualifiés : les 21 milliards d’allègements de charges, ce sont des subventions aux emplois peu qualifiés. Donc, on voit bien qu’on arrive au bout du système. Qu’on n’y arrive plus. D’où l’idée de dire, "on prend un peu de temps". On prend un peu de temps, non pas pour se reposer sur nos lauriers passés, mais pour dire aux gens qu’on va essayer de débloquer un petit peu la société française - en fait, plus le système pèse, plus la société française se bloque, moins on peut faire de choses - et de mieux allouer les ressources, de mieux faire en sorte et que ceux qui n’ont pas accès au système de formation, aujourd’hui, y aient accès. Et ça, ça veut dire faire des arbitrages. Aujourd’hui, on n’est plus capable de faire des arbitrages. Donc, ça c’est une chose.
La deuxième chose, c’est que les Français, à mon avis, sont dans une vision du monde qui est une vision noire : il n’y a pas d’horizon. Il n’y a pas d’horizon à la compétitivité toujours plus importante, puisqu’on se dit : "De toutes façons, ils seront toujours plus compétitifs". Donc, là aussi, il faut pouvoir donner des limites. Et dire qu’on va réguler les flux commerciaux, c’est dire : " Il y a une limite, on ne va pas vous demander de travailler 50 heures par semaine, on va pas vous demander de baisser les salaires comme ça s’est fait en Allemagne. On va essayer de garder une certaine forme de.... on va appeler ça "modèle social", ou je sais pas quoi, peu importe à la limite. Mais on ne va pas vous demander de faire des sacrifices qui n’ont pas de sens ou que vous ne voulez pas accepter". Et puis après tout, c’est quand même la majorité de la population qui décide en démocratie. Ça, c’est un deuxième point.
Et puis, je pense qu’il y a une idée vraiment dont il faut sortir. C’est qu’il y a le nord, et puis il y a le Sud. Aujourd’hui les intérêts dans ce débat-là, sont les mêmes pour les élites du Nord et les élites du Sud. La nouvelle classe chinoise, qui s’enrichit, qui n’a pas besoin de payer, de répercuter l’augmentation de productivité de ses salariés, parce qu’il y en a tellement, et puis qu’ils les tiennent tellement via le régime autoritaire..., cette nouvelle classe a les mêmes intérêts que l’élite qui souvent est pleine de bonne volonté, européenne ou américaine. Donc, il faut sortir de cette idée qu’il y a le Nord et le Sud. Et je crois qu’il faut reconsidérer les rapports de force, encore une fois internationaux, mais aussi internes aux sociétés.
Pascale Fourier : Il se trouve que j’avais une question depuis longtemps dans la tête, celle de savoir comment les partisans du libre-échange qui cause les dégâts, les inégalités évidentes que nous voyons, pouvaient se justifier moralement, à leurs propres yeux, leur soutien à ce système, à cette idéologie. Et, dans le livre de Hakim El Karoui, il y avait des réponses. Alors, je l’ai lançé sur cette piste...
Tout à l’heure, ça remonte à loin dans l’interview, vous avez dit que , derrière cette conception économique, protectionnisme ou libre- échange, il y avait une vraie vision de la société. Vous vouliez dire quoi ?
Hakim El Karoui : Je voulais dire qu’il y avait une vision qui était fondée sur les inégalités, les "inégalités protectrices". L’idée est que d’abord il y a une différence entre le Nord et le Sud, et que l’on gagne dans la division internationale du travail, puisqu’on est du bon côté, que ça se traduit par le choix du libre-échange qui s’appuie sur les avantages comparatifs qui sont toujours favorables au nord au détriment du Sud. Comme on sait très bien que ça crée des inégalités, en fait on crée de la redistribution : c’est l’idée de John Ross sur la justice, qui dit que tout le monde en profite ; c’était une idée de Clinton : " La mer monte, mais tous les bateaux en profitent" et aucun ne reste de côté ou ne reste sur le quai. Je crois que c’était vraiment ça, l’idée d’"inégalités protectrices" : on va jouer sur le système mondial, on va jouer sur la spécialisation économique, et via l’augmentation des richesses d’abord, via la redistribution, en fait tout le monde va en profiter.
Je crois que cette idée-là ne marche plus. D’abord, parce que, comme je le disais, la spécialisation entre le Nord et le Sud ne fonctionne pas, que les avantages comparatifs ne fonctionnent pas, et que la redistribution, eh bien on est arrivé au bout du système parce que le système coûte trop cher.
Alors, on peut dire, il suffit de faire comme les Anglais ou les Américains et baisser le coût du travail peu qualifié, baisser énormément le SMIC par rapport à la réalité française, mais ça les Français n’en veulent pas. On peut aussi considérer qu’il faut faire ce qu’on fait les Allemands, faire énormément de gains de compétitivité, en travaillant plus, en remboursant moins les prestations sociales, en baissant énormément les impôts etc., en mettant un peu l’économie et la société sous tension. Moi, je crois que les Français ont déjà dit qu’ils n’en voulaient pas, même si, moi je trouve que c’est cohérent avec le système. Donc, je crois que l’inégalité ne marche pas.
Ensuite, pourquoi c’est une vision de la société ? Parce que, dans le libre-échange et dans la mondialisation, en fait, il y a des gagnants et des perdants. Les gagnants, c’est ceux qui sont toujours plus compétitifs dans le marché qui est de plus en plus mondial. Quand vous avez une qualification très importante, quand vous êtes un très grand chercheur, quand vous êtes un très grand financier, quand vous avez des capacités industrielles, à la limite peu importe, une capacité qui vous situe sur le marché mondial où du coup vous avez une capacité qui est rare, du coup comme elle est sur un très très grand marché, elle va être payée très cher. Donc, vous allez y gagner. Et en fait, on se rend compte que l’élite française est très nombreuse à y gagner parce qu’il y a de très grandes entreprises, parce qu’il y a des gens de très haut niveau, contrairement à ce qu’on croit et à ce qu’on dit. Et du coup, cette élite, qui est encore une fois souvent pleine de bonne volonté, dit : "Mais enfin, nous, on a réussi, on est quelques-uns, on n’est pas 1 %, on est 10, 15 %, 6,7, 8, 10 millions de la population, il faut que les autres puissent y aller. Donc, ce qui est possible pour nous, est possible pour les autres. Et la preuve, regardez l’école ! Il y a eu un mouvement ascendant de connaissances, d’alphabétisation d’abord, de connaissances, d’accès au baccalauréat. Entre 86 et 95, on est passé de 35 % d’une classe d’âge à 60 % d’une classe d’âge qui a eu le baccalauréat. Donc la vieille idée des Lumières, du progrès de l’esprit humain, qui a vraiment connu une accélération extraordinaire, le problème, c’est qu’aujourd’hui, ce dont on se rend compte, c’est, à mon avis que le problème de l’école, c’est qu’eh bien on plafonne ! Si on prend les chiffres du bac, depuis 10 ans, on plafonne à 60 %. Alors, les profs disent : "C’est parce que il n’y a pas assez de moyens". Les gouvernements disent : "Mais ne rigolez pas : il y a 300 000 élèves en moins, le budget a augmenté de 20 %, on ne peut pas mettre plus de moyens. On peut peut-être mieux organiser le système, mais ce n’est pas un problème de moyens. Et je crois qu’en fait les gens derrières disent qu’il y a les moyens, il y a toutes les inégalités du monde, qui sont une réalité, mais enfin globalement le système permet quand même - et je pense que ce n’est pas totalement faux - de repérer les gens qui sont bons ! Ceux qui n’y arrivent pas, c’est tout simplement parce qu’ils sont inégaux : ils sont moins intelligents...". Et je crois que cette idée participe à cette montée de cette justification de l’idée d’inégalités dans la grande élite française.
Et puis donc, si on reprend la mondialisation, on se rend compte qu’il y a les autres, ceux qui n’ont pas une capacité mondiale. Il y a les milieux peu qualifiés, les milieux ouvriers, etc., à qui on a dit depuis franchement assez longtemps qu’on avait fait une croix sur eux. D’ailleurs, on les met dans des cités. Comme il y en a beaucoup d’origine étrangère, finalement ça ne dérangeait pas parce qu’en fait ils ne votaient pas. Mais ce qui est en train de se passer aujourd’hui, c’est que la classe moyenne se rend compte qu’elle ne bénéficie pas du système. Ses salaires n’augmentent pas. Il y a une polarisation entre le haut et le bas de la société de plus en plus importante. Et la classe moyenne a peur. Alors, ça se manifeste différemment, beaucoup par des votes extrêmes, puisqu’on se dit finalement que les ouvriers, ce sont les étrangers et qu’on va voter Le Pen en disant qu’il y a quelqu’un en-dessous de nous : ça rassure de se dire qu’il y a quelqu’un en-dessous de nous... Il y a de plus en plus de gens comme ça qui disent qu’ils sont hors-système, qu’ils ne sont pas entendus. Et c’est dangereux sur un plan strictement politique.
Et donc je pense qu’il faut réguler aussi cette évolution de la société en redonnant du temps, en redonnant un peu de perspectives à la classe moyenne et, si on peut, aux milieux populaires, pour dire : "Vous avez toujours votre place". Aujourd’hui, on leur dit : "Vous n’avez plus votre place".
Pascale Fourier : Quelque chose m’étonne dans ce que vous avez dit. A un moment, vous disiez que l’inégalité protectrice fonctionnait parce qu’il y avait de la redistribution. Il y a de l’inégalité, mais de toute façon, ça va être redistribué, donc ça va protéger un peu tout le monde... Cela suppose que certaines personnes pensent que l’on peut se satisfaire de l’idée de bénéficier de la redistribution, c’est-à-dire de pas gagner légitimement sa vie...
Hakim El Karoui : Non. Pas tout à fait. Parmi les électeurs de droite, il y a clairement l’idée qu’il y a ceux qui profitent du système. Quand vous lisez le Point - Le Point, c’est vraiment devenu l’hebdomadaire poujadiste -, vous vous rendez compte qu’il y a une Une sur deux entre ceux qui profitent du système et ceux qui payent pour les autres, ceux qui se lèvent tôt. Et c’est un peu l’idée de Sarkozy. En gros, il y a toujours deux France. Il faut organiser le conflit entre les deux France, et c’est comme ça qu’on avance. Certes, les profiteurs existent. Mais la question, comme d’habitude, c’est de quantifier : s’il y a 1 % de la population ou si c’est 10 %, ça n’a pas le même sens. Moi je crois qu’il y a peut-être 1 %, en tout cas pas 10 % : c’est une évidence absolue.
Les socialistes, eux, vont tous vous dire que oui, il y a des problèmes, mais pour les régler, il faut faire de la redistribution, et que donc on va augmenter les impôts, etc. A gauche, il y a cette idée que l’idée que la redistribution suffit. Enfin, je crois que la réalité a suffi à montrer que la redistribution ne suffit pas ! Il n’y a qu’à être allé une fois dans sa vie dans une cité pour savoir que la redistribution ne suffit pas.
Un autre positionnement consiste à dire qu’il faut aller à fond dans le système, en se disant qu’il va y avoir des inégalités, mais qu’après tout elles sont justifiées, et qu’il faut faire de la compétitivité et essayer d’améliorer l’offre. Ça, c’est plutôt la droite. La gauche, elle, va dire qu’elle va faire de la redistribution, mais elle reste dans le système. La droite et la gauche sont donc complémentaires, d’où les alternances, d’où les cohabitations, etc, parce que les gens disent non pas qu’il n’y a pas de différence, mais qu’il y a une vraie complémentarité : la droite essaie d’améliorer la compétitivité, et la gauche fait l’accompagnement social. En gros, c’est ça, la répartition des rôles.
Aujourd’hui, les gens disent qu’ils ne veulent ni de l’un - la redistribution, on n’a plus les moyens - , ni de l’autre - la productivité, ça va trop loin, et puis ça ne nous donne pas de perspectives : donc on cherche autre chose. Sauf qu’en fait le logiciel est tellement implanté dans les têtes des décideurs, des journalistes de droite, comme de gauches, qu’on n’arrive pas à se dire qu’il y a vraiment autre chose. Moi, je crois que la redistribution, clairement, ça ne marche plus, et que surtout, c’est extrêmement dangereux de dire qu’on peut y arriver avec la redistribution. Ça ne veut pas dire qu’il ne faut pas en faire ! Mais je crois qu’il faut non pas se dire qu’on va améliorer les systèmes, mais se dire qu’il faut changer, un petit peu en tout cas, le système.
Pascale Fourier : Par le protectionnisme... ?
Hakim El Karoui : Oui. Par le protectionnisme. Qui, encore une fois, ne va pas régler le problème, mais va introduire un phénomène nouveau, un élément de régulation nouveau, qui est très largement le temps. Et qui va dire aux gens : "On va piloter l’évolution de vos métiers, on va piloter l’évolution de vos formations, on va mettre l’État là pour faire ce pilotage, et ne plus faire de l’État qu’un instrument qui va faire de la redistribution". Vous savez, 4 % du budget national, c’est le régalien ; 24%, c’est les prestations sociales. Alors on voit bien comment fonctionne l’État aujourd’hui. Et moi je pense que l’État est archi-légitime pour faire cette politique industrielle, au sens vraiment le plus noble du terme, qui ne consiste pas à dire qu’on va nationaliser les entreprises, mais à dire qu’il y a une stratégie à avoir pour les hommes, pour les entreprises, pour la formation, pour les jeunes etc.. Et cette stratégie aujourd’hui, on ne la voit pas, parce qu’on ne se donne pas les moyens de la piloter.
Pascale Fourier : Et oui donc, c’était la fin de la troisième émission faite avec Hakim El Karoui, qui a écrit « L’avenir d’une exception » aux des éditions Flammarion. Ce que j’aime chez Hakim El Karoui, outre la pertinence de ses propos, c’est qu’il donne lui, et contrairement à bien des commentateurs divers, économistes, politiques et sociologues, une image positive des Français et des valeurs dont nous sommes porteurs. Son livre est un beau livre, passionnant, plein d’espoir, si du moins les politiques savent un jour être plus les attentifs aux arguments protectionnistes. Je ne peux que vous conseiller à nouveau la lecture de son livre, à nouveau que vous inviter à aller sur le site qu’il anime
www.protectionnisme.eu.
À la semaine prochaine !
Rappel : Vous pouvez imprimer ce texte. Quel que soit l’usage que vous en ferez, il vous est demandé de citer votre source : Emission Des Sous...et des Hommes du 20 Février 2007 sur AligreFM. Merci d’avance.