Par
Mouloud HAMROUCHE**
On m'a invité à répondre à une question qui se pose avec acuité : Pourquoi les régimes arabes ne sont-ils pas démocratiques ? Je vais essayer d'y répondre en évoquant en premier lieu la
démocratie et les élites, ensuite la tentative algérienne de démocratisation, pour déboucher sur l'ébauche d'un processus de démocratisation.
La démocratie et les élites
1) Le monde change sans cesse et les sociétés s'adaptent. Toutes les sociétés ne s'adaptent pas aux mêmes rythmes, manières et coûts. Il y a, aussi, celles qui échouent. Les élites ainsi que
les institutions jouent un rôle primordial dans ces adaptations. Car, les sociétés se gouvernent par des règles qui sont le fruit de l'expérience, de l'accumulation et par la synergie de toutes
leurs composantes sociales.
Les élites ce sont ceux et celles qui dominent et influencent aux niveaux de la justice, de l'armée, des administrations pérennes et des représentations sociales, politiques, syndicales,
économiques, scientifiques, culturelles. L'échec de la démocratisation dans le monde arabe ne peut s'examiner en dehors d'une évaluation sans concessions des comportements, des attitudes et des
influences de ses élites.
Débattre de la démocratie c'est évoquer comment fonctionne et s'exerce l'autorité dans une communauté nationale. D'autant que la réalité humaine aujourd’hui tend vers une convergence des
modèles de gouvernante étatique, économique, sociale, culturelle et sécuritaire.
La question est, donc, comment s'acquiert, s'exerce, se limite et se contrôle le pouvoir dans le monde arabe ?
Fondée prétendument, sur l'adhésion et le consentement du peuple, la gouvernante arabe fonctionne en dehors de toute représentation politique de la société et de tout contrôle citoyen. L'exécutif
s'identifie volontairement à la nation et l’Etat. Il présente ses décisions comme émanant de la nation et toujours en conformité avec les impératifs de sa souveraineté, de sa sécurité et de ses
intérêts.
Ces conditions ont conduit à l'établissement d'une gouvernante d'un type particulier et façonné une manière insolite d'exercer le pouvoir. Cela a entraîné une confusion entre l'étatique, le
sécuritaire, le politique, le religieux, l'économique, le social et le culturel. Revêtue de tous ces habits, la gouvernante est devenue un ordre autoritaire établi sans nuance, sans limitation et
sans contrôle. Mieux, elle s'est ordonnée législateur en chef, policier en chef, juge en chef et imam en chef.
Dans son essence, le régime arabe comme tout régime autoritaire n'est pas aménagé de sorte à demeurer compatible avec les droits et les libertés des citoyens. Un exercice institutionnel et légal
du pouvoir lui est étranger. I1 ne considère pas la constitution et les lois comme des limitations à son autorité, mais des contraintes à imposer à la société et aux contestataires. Il ne répond
pas aux exigences d'être issu d'un scrutin sincère et régulier, élu par une majorité de citoyens pour exercer un mandat prédéterminé et des pouvoirs préétablis. II ne tient pas à un
fonctionnement institutionnel ni au respect des droits et des libertés individuelles et collectives. C'est pourquoi, l'absence de liberté d'opinion, de presse, de pensée, d'association, de
réunion et d'adhésion n'est pas un problème mais une solution.
De telles approches et rigidités devaient tenir sans doute, des questions de sociologie, de religion et de culture.
C'est pour toutes ces raisons que la gouvernance arabe dés qu'elle est confrontée à une crise profonde interne, perd de son efficacité, de sa cohésion ainsi que l'adhésion et le soutien de
l'opinion nationale. Cela conduit, également, à des enchaînements majeurs, un effondrement de sa légitimité et une rupture de ses rapports avec la population. Ceci se traduit par la perte de
confiance dans le système de légitimation et d'arbitrage par lesquels le pouvoir exprime une volonté ou impose des décisions au nom de la communauté nationale.
Ces jugements sont à nuancer, car tous les régimes arabes ne sont pas totalement identiques notamment les monarchies du Golfe.
2) La rupture d'octobre 88, l'adoption de la Constitution démocratique de 89 et la volonté manifeste de la société de rompre avec les pratiques politiques établies, avaient entrouvert la voie
pour un processus de démocratisation. Cette brèche aurait pu offrir une chance à la résorption de la crise du passage d'un système finissant à la démocratie et à l'accomplissement d'un progrès
certain, bien que l'entreprise manquait cruellement d'appuis et de soutiens affichés.
Il fallait renforcer les institutions parlementaires et judiciaires et encourager la liberté de la presse et le contrôle.
La conjoncture était caractérisée par une crise de confiance et par une perte de crédibilité. L'édifice politique national connaissait une impasse idéologique, des dissensions politiques et une
désagrégation de la représentation sociale. La situation exigeait des réformes profondes et de régulations nombreuses, pour pouvoir engager la nation sur la voie de la réforme de sa
gouvernance.
La mobilisation et l'engouement de la population ont très peu passionnés nos élites. Une majorité des élites a adopté une attitude de méfiance ou de neutralité. Elles n'ont pas soutenu la
revendication démocratique et n'ont pas accompagné la société dans sa quête de changement. L'exaltation populaire a été, malheureusement, saisie par le courant contestataire qui cherchait plus la
chute du régime que sa démocratisation.
Refusé par la bureaucratie politique, repoussé par des élites au pouvoir, rejeté par des porte-parole de la contestation, le processus d'ouverture est dévoyé en un pluralisme factice, une
perversion de la politique et une corruption de l'élection. Ce processus a subi ainsi un triple revers.
Ces revers ont mené à l'impossibilité de retrouver la sérénité et la stabilité, d'établir à nouveau des rapports sociaux féconds et de regagner un minimum de fonctionnement institutionnel
légal.
Tout cela aboutit à accréditer l'idée de l'impossibilité de la solution démocratique, ce qui sert d'alibi pour revenir un régime autoritaire qui conviendrait davantage pour préserver la stabilité,
arrêter la violence, stopper les dérives et rétablir le droit dans la cité arabe.
Coupé de la société, de ses préoccupations et de ses problèmes économiques, sociaux, culturels et de sécurité, le gouvernement continue à être issu et aménagé d'en haut. Il est la proie d'un jeu
clanique et l'objet d'influences de clientèles organisées en réseaux.
Ce semblant de pluralisme politique n'a pas permis de garantir la stabilité ni la sécurité ni de mener un processus de démocratisation et de modernisation ni de résoudre les grands dossiers qui
conditionnent le devenir du pays ni de répondre aux demandes pressantes des citoyens.
Le système politique s'est révélé incapable de corriger tant d'erreurs, relever tant de défis, opérer tant de réformes et introduire tant de régulations. Il n'a pas pu produire de solutions ni
faire évoluer les rapports socio-économiques.
Sans doute le pays était fortement influencé par les conditions de sa colonisation et les conditions de sa libération. C'est en effet, un pays dont l'histoire a retenu la révolte comme action de
refus et de survie et la répression et la violence comme moyens de régulation et de gouvernance. Ces forts legs de l'histoire suscitent toujours ressentiments et méfiances.
Régimes arabes et Démocratisation
3) On peut diverger sur les raisons et les mécanismes qui bloquent la démocratisation des régimes arabes. On ne peut, par contre, que conclure à l'inaptitude du régime arabe à se démocratiser ou à
créer les conditions d'une démocratisation négociée.
Car, leur modèle de gouvernance est une survivance du système colonial. Les gouvernants sont dans un rapport de domination et non dans un rapport de forces. Ils distribuent la rente et les
privilèges. Ils redoutent les mécanismes de création de richesses. Ils craignent l'autonomie des citoyens et de la société. C'est pour toutes ces raisons qu'ils écartent la modernisation de la
gouvernance, se méfient des institutions autonomes, des partis politiques et de la représentation et la représentativité sociale.
Une démocratisation dans le monde arabe exige donc au préalable, un minimum d'ouverture, de régulation et d'instruments de contrôle.
Un changement initié en dehors du régime ne peut aboutir, mais un processus de démocratisation ne peut s'élaborer en vase clos en dehors de la société et sans son contrôle. Le processus de
changement doit venir simultanément de l'intérieur du régime et de la société.
Il serait hasardeux de croire qu'un système démocratique est immunisé. Aucune loi et aucune force armée ne peut garantir à elle seule la pérennité d'une démocratie. Cette dernière ne s'installe
dans la durée et ne se protège que s'il y a une justice indépendante, un pouvoir législatif représentatif, un citoyen imprégné de son rôle et défendant ses droits, ses libertés et celles des
autres, ainsi qu'une presse libre.
* Intervention de Mouloud Hamrouche au forum des débats d'El Watan, Alger, le 13 décembre 2oo7
** Mouloud HAMROUCHE est Un Ancien Chef de Gouvernement Algérien