l’Hebdomadaire Al Osbou’iya Al-Jadida
Les américains entretiennent des contacts avec les leaders de l’Association Justice et Spiritualité à travers plusieurs canaux, fait confirmé par les concernés et interprétés par certains comme des indicateurs pouvant aboutir à une certaine formule d’intégration de la Jamaa dans la scène politique marocaine. Qu’en dites vous ?
Au nom de Dieu Le Clément, Le Tout Miséricordieux et que Le Salut et La bénédiction divine soient sur le sceau des Prophètes. S’il y a eu réellement des déclarations des dirigeants de notre mouvement à propos de ces contacts, cela les concerne directement et je ne peux me prononcer à leur place. Par contre, je peux parler de ce qui me concerne. J’ai été invitée par l’Université Berkeley en ma qualité d’intellectuelle. Je n’ai été invitée ni par la Maison Blanche ni par le Pentagone, ni par aucune autre instance officielle. L’université qui m’a invitée est fort connue par son opposition ferme à la politique américaine officielle, notamment celle du président Georges Bush.
Mais l’invitation qui vous a été adressée est venue à un moment où le climat international est imprégné d’une forte hostilité à tout ce qui a trait à l’Islam, partant du postulat suivant : que toute idéologie islamique est par essence terroriste. Ne croyez -vous pas que les choses ne sont pas aussi simples que vous les présentez ?
Je suis d’accord avec vous lorsque vous affirmez qu’il y a aux Etats-unis une forte tendance qui fait que l’état de droit cède la place à des décisions sécuritaires imposées à tous, même aux sphères considérées auparavant comme des espaces libres. La supposition que vous avez avancée est fort plausible mais dans tous les cas, cela prouve que le mouvement Justice et Spiritualité n’est – selon les américains eux-mêmes – pas terroriste.
Dans le même cadre, y a t-il eu des contacts directs entamés par le pouvoir politique marocain avec la Jamaa pour la faire participer, en toute légitimité, à la vie politique?
Je ne crois pas qu’il y ait des contacts directs. Le Makhzen n’étant qu’un laquais servant les grandes puissances, des contacts ayant cette visée ne sont pas envisageables. Bien sûr, le grand rêve du Makhzen est d’intégrer notre mouvement à son système mais nous ne céderons jamais.
Plusieurs observateurs formulent à l’égard de votre action interne dans la Jamaa plusieurs critiques : par exemple, vous n’associez pas les jeunes membres à la prise de décisions, vous freinez leur aspiration à faire participer leur mouvement à l’action politique légale. Est-ce là une exclusion consciente de cette large tranche de la Jamaa ?
Si nous supposons que cette soi-disant tranche existe, je me demande ce qu’elle fait dans le mouvement et pourquoi elle ne prend pas la décision de rejoindre le PJD qui ouvre ses portes à ceux qui désirent participer au « paradis politique » où nous ne voyons qu’un enfer. Car s’associer avec le Makhzen n’a qu’une seule signification : s’engager dans un processus de manipulation. Ce que nous ne pouvons admettre. Je crois plutôt que nos jeunes membres sont pleinement conscients de nos enjeux. Car celui qui adhère à notre mouvement le fait en toute connaissance de cause et a foi en ses principes. Ces assertions sont erronées.
Vous avez qualifié la participation au jeu politique avec le Makhzen d’ « enfer » alors que le champ politique ne vit pas cette bipolarité absolue. Ne croyez vous pas que la politique offre une liberté d’action qui en fait un art, celui de partir de ce qui est pour réaliser ce qui pourra être. Pourquoi alors cette tendance à préserver la virginité politique de la Jamaa ?
Nous avons à maintes reprises débattu de cette question. N’empêche …..
(l’interrompant) : Y a t-il du nouveau à propos de cette répugnance à descendre dans l’arène politique telle qu’elle est actuellement ?
Il n’y a rien de nouveau puisqu’au Maroc, rien n’est nouveau. A chaque fois, le Makhzen prend une nouvelle couleur, c’est tout. C’est un caméléon politique. Or, un caméléon restera caméléon, il ne peut se métamorphoser en dinosaure … par exemple.
Le changement fait loi pour tout le monde. Rien ne demeure inchangé. Qu’est ce qui a changé dans votre mouvement?
Si vous permettez, je finis ma réponse. Nous parlons toujours du Makhzen comme s’il offre de véritables occasions de participer au jeu politique ; comme si nous avions un véritable jeu démocratique, un véritable parlement … Nous n’avons rien de tout ceci. Tout le monde sait actuellement comment les partis et les institutions sont manipulés pour servir une seule cause : celle du Makhzen qui tourne autour d’un seul axe. Nous savons tout cela comme le sait chaque marocain éveillé. Notre participation à ce jeu nous entacherait et nous ferait perdre une chose essentielle : la confiance des marocains. Concernant nos nouveautés, plusieurs changements ont été opérés, notamment dans le domaine qui nous intéresse le plus, celui de l’éducation. Nous avons un système éducatif, négligé, hélas, par la presse et qui se développe, Dieu merci, chaque jour d’avantage. Nous préparons notre jeunesse à un avenir très proche à notre avis même si certains pensent que ce n’est qu’un mythe, ; un avenir dans lequel l’étau qui enferme ce peuple se desserrera.
Dans votre mouvement, vous appelez à accepter le jeu démocratique mais, en même temps, vous vous abstenez de prendre part au processus électoral ?
Le Maroc n’est pas un pays démocratique. Nous rejetons ce jeu imposé par le Makhzen. Nous n’accepterons le jeu que lorsque la démocratie deviendra une réalité basée sur la concertation (la choura) ; une démocratie où les élections seront réellement libres. Ce qui n’est pas le cas actuellement. Nous ne pouvons donc accepter un scénario où les élections sont soit totalement falsifiées ou négociées comme ce fut le cas dernièrement avec le PJD. Nous ne sommes pas contre le principe des élections mais contre l’instrumentalisation de ces élections au Maroc.
Quelle est votre évaluation de la participation du PJD au jeu politique après toutes ces années ?
Je n’use jamais de la langue de bois, aussi mes ennemis sont-ils légion. Il ne s’agit pas de critiquer les personnes. Je ne peux nier le fait qu’ils ont un fond de sincérité considérable. En entrant dans l’arène politique, ils croyaient pouvoir changer le régime qui a réussi à corrompre l’essence même de leur participation. Ils ont été manipulés de la pire des manières ; leur cas est encore plus désespérés que celui des autres partis. Ils ont permis au Makhzen de promouvoir une fausse image, celle d’un pouvoir démocratique qui a réussi à assimiler même ses islamistes « belliqueux ». Un gain inestimable dans la politique internationale. De plus, vu les causes dont ils se sont fait les défenseurs, on constate qu’ils ont pris la place de Alaoui Mdaghri et adopté un islam officiel « salafisé » pour qu’en fin de compte l’aile du Makhzen couvre –Dieu merci- le soufisme et le salafisme …
(l’interrompant), Il ne manque à ce cocktail que l’association Justice et Spiritualité ?
Dieu nous en préserve !
Même si le Makhzen vous fait la cour ?
Nous ne lui ferons pas ce cadeau.
La chose est-elle impossible ? Quelles sont vos conditions pour participer au jeu politique ?
Nos conditions sont claires. La première est de décadenasser la Constitution. Il nous faut une révision totale de celle-ci, des garanties pour ne pas revenir à une Constitution octroyée source de toutes les rechutes et de toutes les magouilles …
Que reproche la Jamaa à la constitution actuelle ?
Beaucoup de choses …
Les plus importantes ?
D’abord, l’article 19 qui concentre les pouvoirs aux mains d’une seule institution ; le Roi. Mais, la Constitution en fait est un tout qui se tient. Elle mérite donc d’être jetée dans la décharge de l’histoire. Nous devons adopter une nouvelle Constitution bâtie sur de véritables choix démocratiques.
Bon. Quelle forme et quel contenu constitutionnels prônezvous pour le Maroc ?
Nous ne voulons pas décider à la place des marocains, sinon nous ne ferons que reproduire le modèle Makhzanien que nous dénigrons. Dans tel cas, il vaut mieux garder la formule constitutionnelle existante. Lorsque mon père a appelé au pacte islamique, il n’optait nullement pour la thèse de l’exclusion comme la presse a cherché à divulguer. Cette presse ne s’est même pas donnée la peine d’approfondir la réflexion à propos des passages du livre de mon père traitant de la question. Avant tout, le pacte veut dire la participation de toutes les parties malgré tous les litiges entretenus entre elles par le Makhzen afin d’en tirer profit. Des litiges sur fond de tribalisme ou de divergence politique, quoiqu’il ne faille pas parler d’une véritable divergence, puisque mêmes les gauchistes se déploient corps et âmes pour préserver l’article 19 de la Constitution pour ne pas dire plus. Quant aux divergences de nature tribale, nous acceptons les spécificités ; d’autant plus que mon père est d’origine amazigh et est fier de cette origine …
Tsawalt tamazight (parlez vous amazigh)?
(riant) : Imik imik (un peu). Toutefois, nous considérons qu’il est impossible de rester prisonnier de cette tendance tribale alors que le monde entier s’efforce de s’unir et cherche à créer des espaces communs sur la base de concepts plus vastes. Il serait donc insensé de se laisser enfermer dans un cadre étroit comme le tribalisme. Et c’est pour cela que nous avons appelé au pacte islamique : au fait que tous les constituants politiques se réunissent autour d’une seule cause pour faire évoluer le peuple marocain vers un avenir positif.
Ne voyez vous pas qu’il y a là une contradiction : vous parlez de l’impossibilité de participer au jeu politique alors que vous évoquez en même temps la possibilité d’une rencontre avec des constituants politiques qui y participent pleinement ?
Il n’y a pas de contradictions. Les partis participent au jeu du Makhzen certes, mais nous sommes conscients qu’à l’intérieur de ces partis, il y a des bonnes volontés. Nous l’avons dit et répété, même si une certaine presse n’a jamais cessé d’affirmer le contraire. Mais ces volontés demeurent prisonnières de leurs engagements partisans. Nous voulons les aider à réaliser des actions positives. Et sans cet optimisme, il ne resterait plus rien à faire au Maroc. Il faut agir avec ceux qui sont motivés dans notre société car nous sommes contre la violence. Nous ne sommes nullement un mouvement de rejet. Nous ne sommes pas pour la stratégie de la terre brûlée. Il nous faudrait une phase transitoire en partenariat avec les bonnes volontés. Un dixième de volonté de changement vaut mieux que rien et nous sommes prêt à agir à partir de ce seuil là. Mais nous refusons d’agir dans un cadre préétabli par le pouvoir central.
Vous vous sentez plus proche de quel élément de la scène politique, sachant que votre référentiel est différent, sinon contradictoire avec les autres constituants ?
Au Maroc, nous sommes confrontés à un défi majeur. Le Makhzen a domestiqué et manipulé tout le monde. Nous pensons donc que, pour sortir de cette impasse, il nous faut trouver une plateforme commune. D’autant plus que le problème du référentiel ne se pose pas avec acuité puisque même le parti communiste marocain n’a pas rejeté la spécificité islamique. Tout le monde se dit musulman.
Que désignez vous par les communistes ?
Haj Ali Yata – Que Dieu ait son âme- par exemple. Même ceux qui se disent laïcs et optent pour l’agnosticisme affirment en même temps que le légitimité du pouvoir au Maroc est fondée sur ce qui est religieux et la reconnaissent en tant que telle. Pourquoi donc ne pas opter pour une légitimité qui nous rassemblerait tous. Il y a un cadre islamique qui garantit un certain nombre de libertés que nous avons évoquées dans le pacte islamique. Nous avons dit haut et fort que nous proposons une vie politique où les programmes seront clairs, où le peuple se mobilisera pour une vie démocratique réelle, en vue de tenir de véritables élections. Le peuple aura alors toute la liberté de choisir ou pas le référentiel islamique et les propositions de notre mouvement. Nous voulons pour le Maroc une Constitution qui garantisse cette liberté même si cela devait nous exclure du champ politique. Y a-t-il une authenticité politique plus explicite que celle-ci ?
L’émirat des croyants est une source de litige entre la Jamaa et le pouvoir. Mais vous ne croyez pas que le débat sur ce sujet ouvrirait la voie aux laïcs ?
Nous sommes pleinement conscients de ce défi mais nous croyons que, par là, nous choisissons le moindre mal. Mais que penser de laïcs qui disent que mieux vaut l’émirat des croyants que les islamistes ; des laïcs devenus plus royalistes que le roi ; fait étrange propre au Maroc. Les islamistes, pour leur part, disent que mieux vaut l’émirat des croyants, avec tout ce qu’il comporte, que les laïcs. Nous, nous croyons que nous avons plutôt besoin d’une politique forte qui relèverait ce défi là. Les laïcs auront à y exposer leurs programmes et à participer au jeu politique. Ceux qui prônent l’agnosticisme auront le droit d’exprimer leurs opinion. La seule condition, c’est qu’il y ait un jeu politique clair et un choix démocratique réel. Nous n’excluons ni les laïcs et les athées.
Certains journaux ont rapporté les propos que vous avez proférés dans l’université Berkeley, et dans lesquels vous affirmez que le meilleur régime pour le Maroc est la république. Dans quel contexte avez-vous avancé une telle thèse ? Pouvez vous y apporter quelques éclaircissements ?
C’est ce qui a été écrit après mon retour des Etats-Unis et cela a pris la forme d’une déclaration ; ce qui n’est nullement le cas. J’ai fait une intervention dans cette université mais je n’ai nullement traité de « république » et le texte de l’intervention est toujours sur le site électronique de la Jamaa. Je ne nie pas cela par crainte. J’ai effectivement évoqué la république mais dans un autre contexte. C’est une conviction personnelle qui n’engage que moi. Je m’exprime en tant qu’intellectuelle qui analyse une conjoncture. Lorsque nous disons que la monarchie ne convient pas, cela implique le choix d’une autre alternative. En fait, je fus confrontée à un choix précis entre la la monarchie ou la république…
Et vous avez choisi la république ?
Bien sûr, j’ai choisi la république. C’est un point de vue purement académique, car, entre l’autocratie et la république, j’opte pour cette dernière. Je l’ai dit dans un cadre intellectuel et cela n’engage que moi. Je ne suis nullement un porte-parole de la Jamaa. J’ai des convictions que j’exprime clairement et je n’ai pas avancé de tels propos aux Etats-Unis, parce que je demandais leur protection. Ce qui a été publié par la suite sur le sujet n’était que du bricolage informatif. Cette opinion, je l’avais exprimée il y a plusieurs années déjà dans la presse nationale.
Qu’ y a-t-il de nouveau dans un Maroc commandé par un régime monarchique hérité depuis des siècles pour que vous disiez, d’un point de vue purement académique, que le meilleur régime pour le Maroc est une république sans monarchie ?
Lorsque nous discutons dans un cadre académique, cela veut dire que nous parlons à un niveau théorique et stratégique qui ne concorde pas forcément avec la faisabilité politique. Dans la réalité, les marocains ne sont pas prêts pour un régime républicain. Nous croyons que la politique ne peut s’accomplir que si le peuple y participe pleinement. Nous respectons donc le choix du peuple. Je crois que si nous organisons maintenant des élections ou un référendum supervisé par les Nations-Unis (puisqu’il nous faut un garant de la véracité des résultats) et que la question soit : Que voulez-vous ? la monarchie ou le république ? La majorité opterait pour la monarchie, vue l’inexistence d’une culture politique.
Restons dans le cadre de ce qui est académique. Pourquoi opter pour le régime républicain au lieu de la monarchie au Maroc ?
Parce que le régime républicain est plus proche de «notre conception …
Notre ? Vous voulez dire vous autres dan la Jamaa ?
(Riant) Vous voulez compromettre la Jamaa... ? Non, plutôt avec ce que « je » considère comme plus convenable. Un régime de concertation (shura) fondé sur la souveraineté populaire. Le problème, c’est que, lorsque, dans l’histoire de l’Islam, le pouvoir est tombé dans les mains des Omeyyades et des Abbasides, ces derniers se sont efforcés d’enrayer la conscience politique. En fait, nous avons vécu à cause de cela une certaine laïcité. Nous avons à cause de cela vécu les pires catastrophes politiques et continuons à les vivre. Tenez, au Maroc pour l’illustration de cette laïcité, on nous dit : voilà votre espace : la moudawana exclusivement, tout ce qui a trait au pouvoir, vous en êtes exclus. Le roi prend les décisions et le gouffre se creuse entre le peuple et la chose publique. Voilà pourquoi au Maroc, nous vivons une véritable calamité. Et c’est pour cela que j’ai formulé cette opinion académique, en l’occurrence ma préférence pour le régime républicain. Ceci ne nous empêche pas de préparer le peuple marocain, d’éveiller sa conscience politique en remettant en cause la politique éducative.
Les marocains ont été vidés de leur substance. La politique éducative adoptée depuis longtemps a réduit leur champ d’action soit à l’enthousiasme, soit à la colère. Il n’y a pas de culture politique constructive. Nous pouvons les réveiller et leur faire prendre conscience de leur foi, de leurs affaires, des impacts politiques et économiques… Notre religion étant en corrélation permanente avec les affaires d’ici-bas, lorsque nous proclamons qu’il n’y a de Dieu que Dieu, le « il n’y a» devient un « non » catégorique à l’iniquité politique que l’on subit et qui est inhérente à la nature du régime politique actuel : la monarchie héréditaire. Je considère donc, du point de vue académique, que ce régime ne convient pas à une société qui veut construire ou produire quelque chose de positif. Il nous faut préparer les marocains à prendre conscience de leur réalité politique et à l’améliorer au lieu de se résigner à subir pour l’éternité un tel régime. Nous devons laver cette insulte qui nous est adressée par les occidentaux : que les arabes et les musulmans ne sont pas faits pour la démocratie et la république. Sommes-nous génétiquement différents des autres nations ? N’avons-nous pas le droit de respirer un peu d’air libre ? Sommes-nous condamnés à nous accrocher à cette monarchie jusqu’au jour du Jugement Dernier ?
Nous sommes contre la violence, qu’elle soit contre l’institution monarchique ou contre le peuple marocain et nous devons cheminer doucement vers une véritable réforme à travers une culture d’émancipation de la pensée restreinte. Périrons-nous si nous restons sans roi ? je ne le crois pas.
Comment pourrions-nous, nous qui nous nous référons à la religion, avancer que le modèle qui nous convient le plus est celui de la république alors que ce terme politique est inexistant pour le référentiel islamique opte plutôt pour le Califat ou l’Emirat ?
Nous croyons que cette mort politique, spirituelle et sociale que vit le monde musulman découle de cette restriction imposée à la gouvernance et à la réflexion. Le régime politique a loué les services du fiqh (Jurisprudence) pour faire légitimer son autocratie. Ce fut une calamité : une complicité entre le pouvoir et le fiqh pour fermer la porte de l’Ijtihad (effort d’interprétation) et tailler le fiqh à la mesure définie par le pouvoir.
Nous pensons qu’il y a eu stagnation depuis plus de 14 siècles bien qu’ils y eut des penseurs tels que Ibn Rochd et Ibn Sina, le penseur et le docte, ainsi que d’autres savants qui ont proposé mais qui furent mis au ban et opprimés. Nous vivons un temps vide de toute référence politique solide sur laquelle nous pouvons appuyer nos expériences à venir. Rien ne nous empêche donc de tirer profit des expériences universelles à condition qu’elles se rapprochent de l’esprit auquel nous nous conformons. Lorsque le calife Omar Ibn Al Khattab fut informé que les Chrétiens de Najrane refusaient de s’acquitter de la capitation (Jiziah) –ne voulant pas l’appeler par ce nom il leur rétorqua : « Qu’ils s’en acquittent et l’appellent comme ils leur convient …».
Une telle polémique (étymologique) grèvent la pensée des musulmans et la condamnent à tourner continuellement en rond.
De tout temps, le Maroc fut un pays des fouqahas qui se mettent au service du pouvoir. Qu’est ce qui a pu advenir pour vous pousser à dire que les choses doivent être autrement ?
(Riant) : Nous-mêmes (nous poussons) ! Nous avons plusieurs ouvrages et suggestions à ce propos. Nous proposons l’émancipation de cet asservissement auquel nous a condamné le fiqh dépendant du pouvoir et qui ne nous a apporté que déclin. Nous devons cesser de nous prosterner devant l’oppression. Le temps est venu pour que la véritable réforme survienne. Auparavant, les fouqahas étaient soit des rebelles (idée de révolte armée), soient des soumis et ce depuis le soulèvement de Hussein. Nous, nous proposons une qawmah (une résistance pacifiste),sans violence parce que nous ne sommes ni des soumis, ni des rebelles (idée de lutte armée). Nous proposons un compromis fondé sur un effort éducatif de longue haleine. Nous voulons traduire notre idée en une réalité et ceci ne peut s’effectuer que si nous misons sur l’éducation de l’humain.
Lorsque nous examinons le marocain, nous découvrons qu’il est en fait un objet de l’histoire inerte soumis aux manipulations du Makhzen, et c’est le résultat d’un long processus. Nous n’évoquons pas l’histoire pour rêver ou opérer un arrêt définitif mais pour comprendre une réalité effective car, contrairement à une idée admise, pour comprendre le présent des musulmans, il faut assimiler leur histoire.
Il n’y pas de différence entre l’orient et l’occident musulman à votre avis ?
Je ne fais pas de distinction entre L’orient et l’occident car nous avons une histoire commune. Je parle de l’essence, pas de la forme qui varie d’une région à une autre, car, qu’y a-t-il de commun entre ce qui se passe en Irak et ce qui se passe au Maroc ; ce qui s’est passé en Andalousie, dans l’Egypte fatimide et ce qui s’est perpétré au Maroc sinon Une philosophie de gouvernance commune ? Je ne vois pas comment un intellectuel peut isoler la réalité historique du Maroc par rapport à cette Histoire commune. Bien sûr, il y des spécificités marocaines…
(l’interrompant) : Toutes les expériences sociales réussies sont parties de spécificités culturelles, linguistiques, sociales, etc. Comment donc peut-on dire que le changement passe par des points communs entre le Maroc et des pays géographiquement très lointains qui n’ont de commun avec lui que la religion ?
Nous croyons aux spécificités et appelons à les prendre en considération. Ces spécificités peuvent être un gain et leur diversité un enrichissement certain. Je ne peux pas faire de comparaisons entre le Maroc et les expériences occidentales (si c’est ce que vous insinuez), ce dernier ayant lui aussi des spécificités, positives et négatives, complètement différentes de ce que nous vivons et avons vécu, que nous l’admettons ou non. La religion musulmane a laissé une empreinte indélébile sur le monde arabe de son extrême Occident à son extrême Orient. Celui qui néglige cette identité ne peut rien comprendre de son Histoire, de ses spécificités et de son avenir. Et chacun est libre de considérer les choses selon son angle de vue.
Dans la région que vous appelez « Monde arabo-musulman », il y a deux modèles : le turc et l’iranien. Le premier est un modèle réussi même si c’est un modèle qui, tout en étant islamique, a accepté la laïcité avec ce qu’elle comporte de séparation entre la religion et l’état, et ce, depuis Kemal Atatürk, le deuxième, extrémiste lui, souffre d’une multitude de problèmes relatifs au rapport entre le religion et les affaires de l’état. Où vous situez-vous, dans Justice et Spiritualité, entre ces deux modèles ?
Nous sommes pour un modèle marocain. Nous sommes contre toute sorte de dépendance idéologique. Il n’est pas question que le Maroc suive le modèle de l’Iran ou de la Turquie ou de quelque pays que ce soit … Lorsque nous penson la démocratie, nous la pensons en termes de différence, de spécificités et de légitimité. Malheureusement, la pensée dominante actuellement et qui a l’opportunité (financière) de propager sa culture religieuse est le wahhabisme qui réduit l’Islam en un ensemble d’interdits et de tabous, alors que l’Islam est un esprit pouvant réformer nos sociétés arabo-musulmanes et leur fournir l’occasion de sortir de cet état de régression politique, spirituel et économique.
Supposons que le pouvoir vous est cédé dans ce Maroc contradictoire, comment allez vous gérer cette multitude de différends ? Au Maroc il y a des cabarets, des bars, des fillettes qui courent derrière les derniers cris de la mode, etc. ?
Je vous remercie d’avoir posé cette question concrète . Lorsque vous évoquez l’Islam, vous vous référez au modèle de l’Iran par exemple. Et, en effet, le risque de l’extrémisme existe dans le monde arabe où certains veulent imposer le voile à la femme, fermer les bars et les cabarets... Mais ceci n’est pas du tout notre souci. Pour un vrai changement, il faut de la douceur et non pas une révolution qui mette le pays au feu et à sang. Nous sommes contre cette idée et nous implorons Dieu qu’Il nous préserve du pouvoir dans une société qui n’est pas réellement préparée à cette approche des choses. Nous avons passé 30 années à éduquer et à inculquer les principes de la non-violence et nous serions en contradiction flagrante avec notre référentiel si nous ne faisons que reproduire le modèle autoritaire que nous rejetons.
Notre ambition est de parvenir à relever le défi qu’un jour ces lieux de débauche et de perversion restent ouverts mais ne trouvent plus de clients. Une utopie peut-être, mais notre espoir est que l’éducation spirituelle touche une grande majorité. Nous pensons qu’il nous faut un parlement qui prenne des décisions démocratiques, sévères ou pas, contre une certaine minorité qui demeure accrochée à la corruption et à la débauche. Récemment, aux Etats-Unis, un état a pris la décision unanime d’interdire les jeans taille-basse et personne ne les a qualifiés d’extrémistes. C’est la démocratie. Je pense cependant que cela doit rester du domaine de l’éducation. Personnellement je crois que ce sont des détails qu’il ne faut pas traiter au parlement, mais qu’il faut laisser ces questions dans un cadre purement éducatif.
Certains pensent que la véritable problématique de la jamaa est la transition à opérer de l’idée de jamaa à celle du parti ?
Si le pouvoir était l’objectif du mouvement, le processus éducatif que nous prônons ne serait pas indispensable pour l’atteindre. Des milices auraient suffi pour faire la révolution. Or, notre option depuis le début est l’humain. La politique n’est pas notre objectif, c’est un auxiliaire pour le processus éducatif visant à mettre en valeur l’essentiel de l’être humain, sa relation avec son Créateur. Les facteurs sociaux et économiques ne sont que des auxiliaires permettant à l’Homme de connaître Dieu et de l’adorer dans la sérénité. Pour éviter aux habitants des bidonvilles de se transformer en Kamikazes pour mériter le paradis et jouir de ses délices ; il est impératif de considérer que l’être humain est un corps et un esprit qui requièrent une certaine justice sociale pour vivre dignes ; ainsi qu’un véritable enseignement. D’où l’importance du politique.
Il est absurde qu’une minorité infime s’accapare les richesses du pays et demande à la majorité écrasante de garder foi en Dieu. Nous sommes contre une religion qui se transforme en opium des peuples .Nous voulons un Islam libérateur des peuples.
On a remarqué que Al Adl Wal Ihssane a gardé le silence après le 16 mai 2003 malgré la férocité des arrestations et l’iniquité des procès ?
Je ne fuis pas la réponse. J’ignore si le mouvement a publié des communiqués ou non (Elle se retourne vers son mari Abdallah qui lui répond : il y eut des communiqués condamnant ces arrestations, la torture, les procès).
Dernièrement, le roi a présenté une initiative de développement humain, qu’en pensezvous ?
Nous en avons fini avec la moudawana (code de la famille), maintenant, c’est le développement humain.
Vous pensez que ce n’est là qu’un acte de diversion dicté par la conjoncture ?
Sans nul doute.
Veut-on par là tirer le tapis sous vos pieds, vous qui aviez pris l’habitude d’accomplir des œuvres sociales dans les milieux défavorisés ?
Ils ont déjà tiré le tapis en distribuant la soupe pendant le mois de Ramadan, ils ont commencé ce stratagème depuis un certain temps déjà mais maintenant, c’a se fait officiellement. Je pense que c’est un véritable sandale qu’une institution qui symbolise le pouvoir central accomplisse une œuvre sociale ayant un caractère associatif et se mette à distribuer de la soupe. Dans une véritable démocratie et un Etat qui a une véritable sratégie, le travail associatif a le rôle d « ambulance de l’état » qui sert à pallier des petites lacunes. Mais que l’Etat fasse d’un bol de soupe une réalisation nationale alors qu’il faut élaborer une politique économique globale… !!!
Notre régime politique est il aussi fragile que ça?
Il n’y a au Maroc aucune stratégie politique et économique claire. Il n’y a qu’un système makhzénien et du bricolage politico-économique. Je prends 80% des richesses du pays et le reste est laissé au bricolage. Ou bien il y aura une véritable stratégie pour remettre le pays sur pieds, ou rien ne s’accomplira. Ce bricolage destiné à combler les lacunes est accompagné du détournement du capital national vers les banques suisses. Comment donc concevoir une avancée dans ce climat ?
Vous avez, une fois, comparé le régime au Maroc à un fruit vicié dont vous attendez la chute. Est-ce imminent ?
Tous les indicateurs le disent.
Vous voyagez beaucoup à l’étranger dernièrement, aimez vous le tourisme hors du pays à ce point ?
Je fus longtemps interdite de passeport et un proverbe marocain dit : « Gare à la recluse si on lui ouvre la porte ». Je voyage dans un cadre purement culturel et contrairement à ce qu’en pensent certains, l’Islam est pour l’ouverture sur les autres et leurs expériences. Notre aspiration est l’éducation et l’Islam n’est pas terroriste forcément.
D’aucuns vous qualifient d’ « héritière du secret de votre père », un titre royal par excellence. N’en êtes-vous pas embarrassée ?
Je renie catégoriquement ces titres inventés par ceux qui s’adonnent à la fabrication des surnoms et à tailler les qualificatifs.
Etant lauréate du lycée francophone Descartes, vous êtes au diapason de la culture occidentale soutenue, comment vous êtes –vous trouvé dans une association religieuse, estce parce que votre père est son leader ?
Ce que je peux vous dire, c’est que j’ai commencé en fille du mourchid (guide spirituel) de la Jamaa mais j’ai continué le trajet avec conviction. Il est très logique que lorsque le mouvement vit le jour, ma relation avec le mourchid était déterminante pour moi. Mais ayant fait ample connaissance avec sa pensée, j’y adhère complètement. Je suis et resterai membre du mouvement même après le départ de mon père si Dieu me prête vie.
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