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23 décembre 2006 6 23 /12 /décembre /2006 09:27

L'islam et le cœur
Par
Tariq Ramadan

On s'est trop souvent laissé aller soit à marquer les différences et les conflits, soit à les effacer sans autre forme de procès. Ici, il n'y avait que guerres de religions ; là, il ne s'agit que de deux révélations différentes qui gardent, pourtant, la même essence et sur lesquelles les mêmes terminologies peuvent s'appliquer librement.
Ainsi l'islam, comme le christianisme, serait une "religion" au sens que le fidèle reconnaît l'existence du Créateur à qui il est lié par un ensemble d'actes rituels. Il s'agirait par ailleurs d'un domaine bien circonscrit de la vie de l'individu qui aurait ses références et une organisation spécifique : dogmes, hiérarchie cléricale, etc. Or, c'est sans doute là que se situe la plus grande mécompréhension de l'Occident à l'endroit de l'islam. Car s'il est vrai que l'islam recouvre bien le domaine du rituel - et qu'il s'agit donc d'une "religion" - il est non moins clair qu'on n'y trouve pas d'organisation cléricale (le cas chi'ite est spécifique) et que le seul dogme - à proprement parler - est celui de l'unicité de Dieu (tawhîd). Pour qui se penche sur le vaste domaine des sciences islamiques, il s'apercevra qu'on distingue dans la jurisprudence (fiqh), ce qui a trait au cultuel ('ibadâte) et ce qui concerne les affaires sociales (mu'âmalâte). Si le culte (prière, jeune, impôt social purificateur, pèlerinage) ne subit pas de modification, il n'en est pas de même de la législation liée à l'implication sociale qui, si elle tire ses références du Coran et de la tradition du Prophète, est fonction du lieu et de l'époque.
Ainsi la frontière entre le fait religieux et le fait social ne correspond-elle pas ici à celle que le christianisme, dans son fondement et son histoire, a déterminée. On s'en persuadera aisément aujourd'hui en observant que le donné religieux est étroitement lié au quotidien dans les pays musulmans où l'Islam est tout autant une religion qu'un mode de vie, une civilisation ou une culture.
Il n'est donc pas possible d'appréhender l'Islam avec les seules références religieuses chrétiennes - ou juives -. Il convient de comprendre la dimension spécifique, la "logique" pourrait-on dire, d'une Révélation englobant tous les domaines du vécu dans laquelle il n'y a aucune contradiction entre l'intimité de la foi et l'engagement dans la cité. Et qui fait de la prière en commun un acte nécessairement, impérativement, social.
Le profane et le sacré
On retrouve ces mêmes distinctions lorsque l'on aborde les domaines du profane et du sacré. En effet, l'histoire du christianisme révèle que c'est au moment où la société civile s'est libérée du pouvoir religieux - et qu'elle a restreint le sacré au domaine privé - qu'elle a pu accéder à la liberté de croyance et de conscience. Depuis la Renaissance, la lutte des juifs et des protestants pour leur survie a consisté à libérer l'espace public de l'exclusivisme religieux et de sa hiérarchie.
L'espace profane, qui deviendra l'espace de la laïcité, est ainsi perçu à la lecture de l'histoire de l'Occident chrétien comme la garantie nécessaire de la liberté. Et cette liberté a été gagnée au terme d'une lutte menée contre le religieux dominant.
Mais cette histoire est celle, justement, de l'Occident. Et l'on ne peut appliquer ses conclusions a toutes les civilisations alors même qu'elles n'ont ni le même référent, ni la même histoire. Car dans l'horizon islamique les termes précités perdent toutes leur pertinence scientifique et explicative : ici, il faut faire une conversion intellectuelle car la différence entre "profane" et "sacré" est très spécifique. Tout action, quelque profane qu'elle puisse sembler en apparence mais qui est nourrie par le souvenir de Dieu est sacrée : de l'hygiène quotidienne à l'acte sexuel, de la prière au jeûne.
Ainsi le sacré habite le profane, et le profane le sacré par le seul souvenir de la Présence qui, loin de toute hiérarchie religieuse, permet de garder le lien avec l'Etre et la Révélation qui en est la référence. La norme ici est le cœur, et non une Église.
Théocratie laïque ?
Ces différences fondamentales entre le christianisme et l'islam, en même temps que les particularités de leurs histoires respectives, ont été relevées par quelques orientalistes qui éprouvaient des difficultés à appliquer tels quels les instruments d'analyse propre à l'histoire du christianisme. Ainsi Louis Gardet, voulant expliquer la spécificité de la société islamique, parla de "théocratie laïque et égalitaire". Formule ambiguë, au demeurant incompréhensible puisqu'elle associe les deux modèles historiques opposés. Elle est intéressante pourtant car elle révèle l'impossibilité de traduire avec les mêmes mots des réalités si différentes.
Certes la société musulmane a pour référence fondamentale le Coran et la tradition du Prophète ( ) dont elle tire l'esprit de son organisation sociale mais elle n'a pas de clergé et elle pose comme principe de sa viabilité la nécessité de la recherche juridique rationnelle, l'application du droit, la participation sociale (élection, représentation, ...). Elle n'est donc pas une théocratie.
De fait, elle recoupe, comme nous l'avons dit, un nombre considérable des présupposés de la laïcité occidentale (avec de surcroît la reconnaissance de la liberté de conscience, de religion et de croyance), mais elle ne se vide ni ne se coupe jamais des finalités générales de sa référence religieuse et éthique. Elle n'est donc pas proprement laïque.
Foi et engagement
Il paraît clair, compte-tenu de ce qui précède, que l'islam, en tant que religion et civilisation, ne se laisse pas facilement appréhender par les catégories connues en Occident. Le phénomène est bien plus complexe qu'il n'y paraît au premier abord. Il convient de garder cela en mémoire pour éviter des disputes qui pourraient n'avoir de sens que parce que l'on n'a pas pris le temps de définir les termes employés.
De la même manière, il faut dépasser les vieux préjugés pour chercher à comprendre l'islam et les musulmans dans l'affirmation positive de leur identité. Ils n'utilisent pas forcément les mêmes termes, ils ne sont pas habités par les mêmes références historiques et ils n'ont pas évacué de leur action sociale le référent religieux qui reste constitutif de leur personnalité... ils dérangent forcément les catégories occidentales et, a fortiori, ils font peur avec leur détermination à marquer leur différence, voire à proclamer leur rejet.
Mais il ne faudra pas que cette crainte engendre pendant trop longtemps les jugements hâtifs, et souvent définitifs, qu'il nous est donné d'entendre aujourd'hui. Car la société occidentale s'est tellement éloignée de sa tradition judéo-chrétienne, qu'elle s'étonne de voir encore des pratiquants. Et si, à plus forte raison, leur pratique est visible alors le pas est vite franchi qui les identifie à des extrémistes. Et de la même façon, tout discours qui ne s'insère pas dans les références occidentales avec leur appareil terminologique est, d'emblée, considéré comme "ennemi des valeurs universelles". Vis-à-vis desquelles il s'opère parfois un glissement : les mots servant davantage de normes que leur sens ou leur véritable contenu.
Rencontre difficile entre les civilisations. Une longue histoire faite de conflits, de guerres, de collaborations ou de soumissions a marqué les mémoires, et influence les esprits au quotidien. Il faudra pourtant dépasser les réactions épidermiques pour aller plus avant dans la réflexion et comprendre ce que disent les musulmans quand ils appellent à donner vie à une société qui réponde à leur foi et à leur aspiration. Non pas contre l'Occident car tout ce qui ne se fait pas comme l'Occident (ou comme le voudraient ses intérêts) ne se fait pas forcément contre l'Occident. Pour les musulmans, l'injonction dépasse les données d'un conflit : elle est coranique, "Dieu vous commande la justice..." (Coran 16/90), elle est leur droit et leur devoir.
La question de la femme au miroir de la Révélation
Il ne fait pas de doute que la question qui soulève aujourd'hui le plus de polémique autour de l'islam est celle de la femme, de son traitement et de sa situation dans la société musulmane. Beaucoup de textes se sont amoncelés qui prouvaient que l'islam - par essence plus que par accident - reléguait la femme au rang des êtres inférieurs, sacrifiés au nom d'une Révélation divine implacable parce que définitive.
Et l'on s'est souvent appuyé sur l'un ou l'autre des versets du Coran ou sur tels propos de Muhammad ( ) qui par leur contenu confirmaient ces considérations. Ainsi en est-il du verset 34 de la sourate Les femmes qui stipule que l'homme peut battre sa femme. Ne trouve-t-on pas là une formulation claire du statut de la femme ? Et nos interlocuteurs auront raison de reprocher aux musulmans de n'avoir pour seule défense que le refrain des embarrassés : "Vous sortez le verset de son contexte", sans aller plus avant dans l'argumentation. Insuffisant, en effet.
Une réponse appropriée demande donc quelque développement. Tâchons ici de relever quelques-uns des éléments les mieux à même d'engager à une meilleure connaissance de l'islam sur le sujet.
La femme et la révélation
Les premières révélations du Coran à la Mecque sont toutes marquées par l'appel lancé à l'homme afin qu'il reconnaisse le Dieu unique, Créateur des cieux et de la terre. Toutes, pour ainsi dire, ont une portée eschatologique et la référence à la fin du monde, au Jugement dernier est alors permanente. En toute logique d'ailleurs puisque la nouvelle révélation, s'opposant aux croyances polythéistes et à certaines coutumes, a pour but de provoquer une conversion intérieure donnant naissance à une nouvelle foi, à un nouveau regard. D'emblée donc la Révélation est adaptée pour être entendue et va aller ainsi, année après année, guidant et accompagnant les hommes et les femmes, vers la compréhension de l'islam, considéré par les musulmans comme la dernière religion révélée.
La société des Arabes de la Mecque était patriarcale. La femme était peu considérée et n'avait pas, à proprement parler, de véritable statut social. En temps de pénurie, les Arabes de l'ère pré-islamique avaient coutume d'enterrer les filles vivantes pour se débarrasser de ces "bouches superflues". C'est donc aux acteurs de cette société que s'adresse d'abord le message et c'est contre l'inhumanité de leurs habitudes assassines que s'inscrit le Coran dès les premiers mois de la mission prophétique : la sourate du Décrochement ou de L'extinction (81) nous introduit dans le paysage de la fin des temps "Lorsque le soleil sera décroché..." et avertit : "lorsque l'on demandera à la fille enterrée vivante pour quel crime elle a été tuée..." (8,9). D'emblée il fut compris, à l'instar de Khadidja qui fut la première personne à adhérer à la nouvelle foi, que la Révélation s'adressait indifféremment aux hommes et aux femmes et que, de fait, elle engageait à une réforme profonde de la société et de son organisation.
Pendant de nombreuses années? les révélations vont se succéder pour faire mûrir les premiers croyants et leur permettre, chaque jour davantage, de se distancer, de "s'arracher" pourrait-on dire, de leurs anciennes habitudes, de leurs anciens réflexes. A quelques mois de l'Hégire, la critique du comportement des Arabes polythéistes à l'endroit des femmes est définitive :
"Lorsqu'on annonce à l'un d'eux la naissance d'une fille, son visage s'assombrit, il suffoque, il se tient à l'écart, loin des gens, à cause du malheur qui lui a été annoncé. Va-t-il conserver cette enfant, malgré sa honte, ou bien l'enfouira-t-il dans la poussière ? - Leur jugement n'est-il pas détestable ?"
Coran 16/58-59
C'est là une première étape dans la pédagogie du message coranique. Par la Révélation et par l'exemple du Prophète ( ), les premiers musulmans apprenaient à se réformer. Bientôt, avec l'Hégire, ils allaient franchir une étape décisive dans leur "éducation religieuse".
Les femmes de médine
Le premier traité (Aqaba) que Muhammad ( ) conclut avec les nouveaux convertis de Yathrib (Médine) est significatif. L'une des cinq clauses stipule que les musulmans ne doivent pas tuer leurs enfants. Par ailleurs, lors du second traité, des femmes feront partie de la délégation s'engageant à défendre le Prophète et l'islam.
La société de Médine est tout à fait différente de celle de la Mecque. La femme a un rôle social bien plus important et certains clans sont organisés selon les principes du matriarcat. Très vite, les nouveaux émigrés vont être troublés par les façons de faire des femmes Ansâr (femmes de Médine). Présentes dans la vie publique, elles s'affirment nettement dans l'espace privé. Omar ibn al-Khattâb (qui sera plus tard le second successeur de Muhammad ( )) affirma qu'avant l'Hégire "nous nous imposions à nos femmes et lorsque nous nous sommes rendus chez les Ansâr où les femmes s'imposent dans leur clan, nos femmes commencèrent à prendre les habitudes des femmes ansârites..." (al-Bukhârî, Muslim) et lui de regretter que sa femme osât lui répondre lorsqu'il la sermonnait et elle de lui rétorquer qu'il avait à supporter ce que le Prophète lui-même vivait.
Ainsi, la vie à Médine allait être une seconde étape décisive dans l'affirmation du statut des femmes dans la société islamique. De plus en plus, la Révélation coranique mentionnait tant les femmes que les hommes pour ce qui avait trait aux ordonnances et aux recommandations :
"...Je ne laisse pas perdre l'action de celui qui, parmi vous, homme ou femme, agit bien. Vous dépendez les uns des autres..."
Coran 3/195
La société s'organisait et les femmes étaient partie prenante dans la vie communautaire. La révélation de la sourate Les Femmes va déterminer quelques-uns des droits intangibles de la femme. De façon claire, et après que lui fut reconnu un statut identique à l'homme sur le plan religieux, elle trouve là la formulation claire de sa personnalité juridique sur le plan familial et social. On perçoit dès lors que le Coran a mené l'homme à comprendre tout à la fois l'égalité fondamentale et la complémentarité nécessaire de l'homme et de la femme.
Le quotidien véritable
On le voit, faire référence à un verset sans l'insérer dans le déroulement historique de la Révélation ampute le texte de sa dimension éducative. On prend comme absolu ce qui, en soi, est une étape menant à une intelligence plus large de la mission prophétique.
Il reste qu'il ne faut pas s'aveugler. Dans beaucoup de pays musulmans aujourd'hui, la femme vit dans des conditions bien difficiles. Mais la responsabilité en incombe aux musulmans : l'avenir, leur avenir, sera fonction de leur capacité à réanimer la source vive de la Révélation dans leur cœur, dans leur famille et dans leur société. Car, somme toute, homme ou femme, le meilleur d'entre les êtres humains est le plus pieux... et la plus pieuse.
L'espace familial
La famille est le noyau de base à partir duquel se construit la société islamique. Tous les textes coraniques et toutes les traditions du Prophète Muhammad ( ) nous en convainquent. Dans ce domaine, comme dans celui de la reconnaissance du statut de la femme dont nous avons parlé, il a fallu de nombreuses années pour réformer les coutumes de l'époque. A la Mecque surtout, mais à Médine également, il restait un nombre considérable de femmes maltraitées. Après être intervenu contre le meurtre des filles, le Coran détermine le mode de conduite des hommes s'il devait se trouver que leur femme les néglige ou les trahisse :
"...Quant à celles dont vous redoutez (savez) la négligence (la trahison, la rébellion), exhortez-les, éloignez-les alors dans le lit et frappez-les enfin..."
Coran 4/34
Beaucoup ont vu dans ce verset la preuve que l'homme avait tous les droits, dont celui de frapper son épouse. Or, à y regarder de plus près - et en tenant compte de nos remarques préalables - on s'aperçoit qu'il n'en est rien. Tous les commentateurs, et cela dès la première heure, ont relevé le fait qu'il y avait dans ce verset un ordre précis qui, par sa nature même, avait une fonction pédagogique pour des hommes enclins à en venir immédiatement aux mains (ce verset fut révélé après qu'une femme se soit plainte auprès du Prophète ( ) d'avoir été giflée par son mari - Tabari -). En effet, il s'agit, d'abord, d'exhorter (oua'aza) son épouse (et non pas de l'"admonester" selon la traduction de Masson ou de Chouraqui) en lui rappelant les versets du Coran, disent les exégètes (Ibn Kathîr, Qortobi). Ce n'est que si elle persiste dans son attitude de refus, qu'il convient de "l'éloigner dans le lit" ce que l'on a interprété comme le fait de manifester clairement la volonté d'éviter tout rapport affectif. Si rien de tout cela n'y fait, alors, et alors seulement, il serait permis de "frapper". Tous les commentateurs du Coran, du plus ancien (Tabari) au plus récent ont précisé qu'il s'agissait de passer par les étapes prescrites. Si rien n'y fait, il s'agit alors, comme le dit Ibn 'Abbas dans une interprétation qui date de l'époque du Prophète ( ), d'un coup symboliquement manifesté à l'aide de la branchette du siwâk.
Le propos devient dès lors plus clair. A l'adresse des Arabes, il est précisé que toutes les voies doivent être utilisées avant d'en arriver à exprimer sa mauvaise humeur. Il est la dernière instance et en cela, dans sa non-violence, il est la seule violence permise. Le message adressé aux hommes est on ne peut plus clair : la voie du dialogue et de la concertation avec son épouse est celle qui correspond à l'esprit qui se dégage de la Révélation. Par ailleurs, l'enseignement ne s'arrêtait pas à ce verset et à son interprétation : l'exemple du Prophète, plus que tout, était à même d'exprimer le comportement idéal.
Le coran vivant
Les premiers musulmans avaient vécu plus de deux décennies en contact avec la Révélation continuée. Elle les avait menés du mode de vie le plus fruste à l'exigence de la méditation, de la délicatesse et de l'humilité que vivifiait en eux le Coran :
"Ne détourne pas ton visage des hommes, ne marche pas sur la terre avec arrogance. Dieu n'aime pas l'insolent plein de gloriole. Sois modeste dans ta démarche ; modère ta voix..."
Coran 31/18-19
Ils s'approchaient enfin de l'essence du message coranique, dans sa dimension et sa profondeur. Ils s'approchaient enfin du modèle :
"Il y a certes dans le Prophète de Dieu un bel exemple pour celui qui espère en Dieu et (dans la rétribution) du Jour dernier..."
Coran 33/21
Et quand on a demandé à son épouse Aïsha quel était le caractère de Muhammad ( ) elle répondit : "Son caractère était le Coran." Il en était la personnification, le premier et le meilleur interprète. Or jamais le Prophète ( ) n'a levé la main sur l'une de ses épouses. Tous les témoignages le montrent attentif, attentionné et respectueux de la personne et de la personnalité des femmes qui l'entouraient. A la même Aïsha, on demanda un jour ce que le Prophète faisait à la maison (en guise de tâche ménagère) ; elle répondit qu' "il était au service de sa famille, et de plus cousait ses vêtements et réparait ses chaussures."
Pédagogue avec ses compagnons, il leur enseignait l'islam par l'exemple. Sans brusquer les coutumes mais avec le souci, toujours, de parvenir à communiquer l'essence de l'islam. Un jour, il fut invité à manger ; il demanda à son interlocuteur "avec elle ?" en montrant son épouse Aïsha ; l'autre répondit "Non" alors Muhammad ( ) s'excusa de ne pouvoir accepter. La même situation se renouvela et, une fois encore, l'invitation fut refusée. Lors de la troisième rencontre, l'homme comprit enfin et répondit par l'affirmative à la présence de Aïsha. Le Prophète accepta de se rendre au repas accompagné de son épouse.
La mission prophétique touchait à sa fin. La descente du verset "Aujourd'hui, J'ai parachevé pour vous votre religion..." (Coran 5/3) était un signe et une indication : désormais tout était donné du sens et de l'esprit du Message. Aussi le Prophète, lors du "pèlerinage d'Adieu" n'omettra de rappeler aux hommes les principes fondamentaux de l'islam. Aux cent quarante mille fidèles présents et à quelques semaines de sa mort, il exhorta sa communauté : "Ô gens ! Vos femmes ont un droit sur vous et vous avez aussi un droit sur elles." Puis, après avoir répété le propos coranique susmentionné, il ajouta : "Traitez les femmes avec douceur !... Soyez donc pieux envers Dieu en ce qui concerne les femmes et veillez à leur vouloir du bien." Se tournant vers Dieu, il invoqua "Ai-je fait parvenir le Message ?" ; les fidèles répondirent "oui", et le Prophète ( ) de ponctuer "Ô Dieu, sois témoin !". Ce furent ses derniers propos publics concernant les femmes qui répondaient au sens du dernier verset révélé concernant la vie du couple :
"Parmi ses Signes : il a créé pour vous, tirées de vous, des épouses afin que vous reposiez auprès d'elles, et Il a établi l'amour et la bonté entre vous. Il y a vraiment là des Signes pour un peuple qui réfléchit."
Coran 30/21
Ainsi, par le Coran et l'exemple du Messager, qui sont les deux sources de références de l'islam, se dessine le vrai statut de la femme musulmane dans sa relation avec l'homme.
Lire le coran ?
Pour qui est de confession musulmane, la lecture du Coran est édifiante. Il est un Rappel de la Présence divine, et le Texte d'initiation à vivre pour épouser les horizons de la Création. Il est le Signe, le Sens et la Voie. - Ce "lecteur" (Coran veut dire littéralement "Lecture") sait pourtant (ou devrait savoir) que sa façon de s'ouvrir au Texte, d'entrer dans l'intimité de sa révélation est d'emblée de l'ordre de la reconnaissance, proprement de l'adoration (ta'abod) du Créateur. De la même façon, il sait - à cause de la nature même de sa lecture - qu'il ne peut tirer, par la seule formulation d'un ou de plusieurs versets lus à tel endroit du texte, des enseignements ou des règles d'ordre juridique, social ou politique. Il sait, enfin, qu'une compréhension de l'esprit de la Révélation en matière de droits et de devoirs, d'organisation sociale, politique ou économique exige une lecture, une approche, différente. Il s'agit alors de se rappeler que le Coran a été révélé sur vingt-trois années, qu'il y eut la période mecquoise et la période médinoise, que certains versets répondent à des événements circonstanciés, que tel verset précède tel autre, que certaines interdictions ont été révélées par étapes (le vin, al-ribâ par exemple), qu'enfin, l'absolu du message révélé est sujet à une interprétation tenant compte du moment historique - et donc relatif - qui lui donne sens.
Bref, on le voit, l'approche du Coran n'est pas simple pour qui veut comprendre le sens du message. Sur le plan du droit, une bonne lecture exige de nombreuses connaissances qui sont le fait, en islam, des spécialistes, des savants ('ulamâ') qui seuls, et sans exercer de sacerdoce ou une fonction cléricale, sont à même d'émettre des avis juridiques.
Aussi ne suffit-il pas de citer un passage du Coran pour avoir tout démontré, définitivement. Encore faut-il savoir comment le texte en question s'insère dans la Révélation et dans son histoire. C'est la voie nécessaire qu'il faut prendre pour en comprendre le sens et c'est ce que nous devons rappeler, souvent, aux lecteurs non-musulmans quand ils stigmatisent une formulation qui les choque par son apparente brutalité... Certains lecteurs musulmans, de la même façon d'ailleurs, quand ils s'appuient sur un verset pour justifier un comportement ou un propos aux contours quelque peu troubles.
C'est en gardant ces considérations en mémoire que l'on peut aborder la question qui nous occupe ici. En effet, la question qui a trait à la situation de la femme en islam nécessite une lecture du Coran forcément précise, méticuleuse et pointue.
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La situation de la femme en Islam
Par Tariq Ramadan

Sans doute est-ce dans ce domaine que la lutte contre le formalisme est l'une des plus urgentes. La question de la situation de la femme dans la société islamique est de première importance. Et ce, non pas parce que le sujet fait la une des médias occidentaux, mais bien, d'abord, parce que l'état des sociétés musulmanes aujourd'hui n'a pas grand chose à voir avec ce qu'un musulman peut espérer de la fidélité aux sources coranique et prophétique. Devant Dieu et en conscience, les musulmans ne peuvent se satisfaire de répéter ce que disent les textes en faisant fi des réalités sociales quotidiennes : en parlant d'un idéal tout en s'aveuglant de sa quotidienne trahison.

Le penchant que nous dénoncions plus haut et qui consiste, dès lors que l'on prétend "appliquer la sharî'a", à commencer par les sanctions, les peines et les restrictions de libertés trouve une éloquente illustration en ce qui concerne les femmes, leur statut et leur rôle social. On mettra en avant l'impératif du port du voile islamique, la limitation de la participation sociale des femmes, la réforme législative qui codifiera les domaines du statut personnel, du mariage, de l'héritage, etc. Ici encore, c'est l'apparence de "plus d'islam" qui sera preuve de la qualité islamique de la procédure. Souvent d'ailleurs, c'est en regard de la société occidentale permissive que la spécificité islamique se justifie : si tant de libertés donnent le modèle occidental, les restreindre revient à "prouver" que l'on produit bien l'idéal musulman. La logique apparente nous aveugle sur la portée du sophisme : ce n'est pas le plus ou moins de libertés, et moins encore le rapport à un Occident réel ou imaginé, qui témoigne du caractère islamique d'un projet social et politique ; bien plutôt, c'est le degré de fidélité aux principes de référence qui seul fait foi.

Il faut donc, ici aussi, analyser les choses en profondeur. Nous avons dit plus haut que l'islam offrait à la femme, en plus de l'égalité absolue devant Dieu, des droits inaliénables que toute société doit respecter. On se souviendra d'ailleurs que la Révélation coranique va produire une réforme des mentalités progressive et pousser les nouveaux musulmans à reconsidérer le statut de la femme dans la société. De la même façon, au cours de ces vingt-trois années, il fut possible aux femmes de comprendre de l'intérieur, par la maturation d'un horizon d'intimité et de spiritualité, quels étaient leurs devoirs et leurs droits tant privés que sociaux. Ce paramètre du temps, de l'évolution, de l'accomplissement est incontournable tant sur le plan personnel que sur celui de la stratégie sociale : il s'agit de mettre en place un processus à long terme qui tienne compte des réalités actuelles pour aller de l'avant dans le respect des références musulmanes.

a) Le plan individuel : l'exemple du voile

Cette réflexion paraît évidente sur le plan du cheminement personnel. Il existe encore trop de pères et de mères qui, ayant compris l'obligation islamique du port du voile, imposent à leur enfant de s'en vêtir sans qu'elle n'en comprenne le sens... il arrive même qu'elle ne pratique pas, qu'elle ne prie pas et que son cœur ne soit pas ouvert à la dimension intime de la foi. Elle respecte une obligation qu'elle ne ressent pas - voire qu'elle refuse - mais les apparences sont sauves : à qui la verra, de l'extérieur, elle apparaîtra comme une bonne musulmane. Quelques parents s'obstineront à faire commencer la formation religieuse de leur fille par ce qui devrait en être l'accomplissement (un accomplissement volontaire et désiré) : ils oublient en cela que l'imposition du voile date de la quinzième année de la révélation : quinze ans qui furent, pour les premières musulmanes, autant d'années de connaissance, d'approfondissement et, surtout, d'intense vie spirituelle. Nous retrouvons ici très exactement le problème que nous mentionnions dans les cas d'une application de la sharî'a de pure "vitrine" : offrir aux femmes l'horizon du message intérieur de l'islam en commençant par imposer le voile, c'est commettre la même réduction que celle qui consiste à appliquer immédiatement un arsenal de sanctions sur le plan social sans avoir entrepris de réformes profondes. C'est, proprement, un acte d'ignorance parfois, mais surtout de paresse intellectuelle et de démission. Répéter à l'envie que l'islam affirme qu'il n'est "pas de contrainte en religion" ne changera rien à la réalité de la pression, et de l'oppression, que subissent un certain nombre de femmes musulmanes aujourd'hui. On reprochera par ailleurs à celles qui ont manifesté un refus de se soumettre d'avoir opté pour le mauvais "choix" ; trop souvent pourtant on ne leur a pas présenté les termes d'un réel choix de conscience : pour certaines femmes, il s'agissait soit d'obéir aveuglément dans la discrimination, soit de se révolter dans la transgression. On se trompe de coupable. Le verset :
"Pas de contrainte en religion..." Coran 2/256

rayonne dans un espace éminemment exigeant et l'on aurait tort de faire l'économie des conditions de formation qu'il suppose. Car enfin offrir le choix à un être humain, c'est lui avoir donné, au préalable, la formation et la connaissance suffisantes pour se déterminer en connaissance de cause. La responsabilité des parents, des éducateurs ou des formateurs consiste à donner à leurs enfants ou à leurs élèves la connaissance et les moyens de faire leur choix en êtres responsables. L'éducation religieuse ne déroge pas à cette règle, et encore moins l'éducation des filles : elles ont le droit fondamental de savoir et c'est de là que naît la responsabilité personnelle devant Dieu et la société. Cette responsabilité, enfin, n'a de sens que si la femme dispose d'une réelle liberté de se déterminer et de choisir.

Ce que nous venons de dire pour le voile est une belle illustration d'un dysfonctionnement encore trop fréquent dans les sociétés islamiques. L'exemple du voile est très parlant, mais l'on retrouverait ce même penchant au formalisme dans un grand nombre de domaines : en faisant l'économie de réformer les choses en profondeur, on s'en tient à ce qui est, en vérité, un vernis islamique, quand il ne s'agit pas de bricolage social, où l'on mêle allègrement la restriction, l'enfermement et l'habitude culturelle : ces situations sont légion dans l'ensemble des pays arabo-musulmans, dans certaines régions asiatiques et jusque dans les quartiers d'Europe ou des États-Unis. On fera le constat d'un urgent besoin d'éducation et de formation non seulement des filles et des femmes, mais également des pères et de tous les hommes : le pire ennemi des droits de la femme n'est pas l'islam ; c'est l'ignorance, l'analphabétisme auxquels on ajoutera le rôle déterminant des préjugés traditionnels.

b) La dimension sociale

Etre persuadé, à la lumière du Coran et de la Sunna, que l'islam reconnaît et défend les droits fondamentaux de la femme ; rappeler avec conviction l'égalité devant Dieu et la complémentarité sociale inscrite - pour l'homme comme pour la femme - dans la priorité familiale ; appeler à une reconnaissance de l'identité musulmane comme source d'un projet social offrant à la femme un espace de vie qui lui rende enfin tous les droits que l'islam lui a octroyés et que les sociétés actuelles bafouent quotidiennement... c'est accepter de porter un regard très critique sur la situation contemporaine et s'engager à changer les choses de façon conséquente et sur le long terme. Cette patience dans l'action, qui est la très exacte définition du mot arabe "sabr", doit s'armer de cette conviction qu'il est plus juste de s'approcher lentement d'un modèle que d'en maquiller précipitamment la forme.

Faire référence à l'islam aujourd'hui sur le plan de l'identité sociale, c'est très clairement appeler à une libération de la femme dans et par l'islam. Certes, ce ne sera pas le modèle de libération qui a eu cours en Occident (et ce en fonction de son histoire spécifique et dans laquelle on serait bien mal inspiré de ne pas reconnaître un certain nombre d'acquis), mais il s'agit bien de sortir les sociétés musulmanes d' une situation difficile et grave.

Ce doit être d'abord de s'engager dans une vaste entreprise d'éducation et de scolarisation. De grands efforts sont fournis aujourd'hui par des associations de type caritatif, par des ONG, ou plus largement par des mouvements qui fonctionnent sur le modèle des communautés de base sud-américaines, mais cela ne saurait suffire. Il importe que cette réforme se présente comme une priorité pour les Etats et qu'elle soit portée et défendue par une vraie volonté politique. On sait qu'il n'en est rien aujourd'hui et que rien, dans ce qu'imposent le Fonds monétaire international (FMI) ou la Banque mondiale (BM), ne fait de ce travail une priorité. Le taux de scolarisation des femmes au Maghreb est aujourd'hui le plus bas au monde : c'est une situation inadmissible du point de vue de l'islam. Une musulmane, comme un musulman, a droit à l'instruction : c'est un droit inaliénable que doit respecter toute organisation sociale.

La formation religieuse des femmes sera fonction de l'instruction de base. Car si l'islam donne des droits à la femme, encore faut-il qu'elle puisse les connaître pour pouvoir les défendre. Les beaux discours théoriques des hommes n'ont jamais remédié aux fractures du quotidien des femmes. Ces dernières doivent avoir accès aux différentes formations religieuses de façon à contribuer à abstraire l'essence du message de l'islam des accidents de sa lecture campagnarde, traditionnelle ou bédouine. Ce sera un moyen de faire face aux distorsions de cette lecture pour exiger que l'on respecte les orientations de la Révélation et non pas les prétentions strictement masculines de telle ou telle coutume, ou d'une quelconque "habitude" paternelle. De plus en plus de femmes s'engagent aujourd'hui dans le sens de cette formation dans l'ensemble des pays musulmans. Nous sommes loin encore de ce qui devrait être fait mais les progrès, sans être spectaculaires, sont sensibles : ce travail en profondeur est bien, déjà, une application de la sharî'a ; elle est progressive, pensée dans le long terme et nourrie par la mémoire du chemin de la source. Avec les êtres humains, pour le respect de leurs droits, sans jamais oublier Dieu.

Les femmes faisaient du commerce, participaient aux réunions, étaient responsables du marché de Médine sous le calife Omar, s'engageaient dans la vie sociale, au VIIème siècle... et l'on supposerait qu'une "islamisation", en cette fin de XXème siècle, se traduise par un retour définitif au foyer, à l'enfermement et à l'infantilisation. Par quel travers d'esprit en est-on arrivé à dénaturer le message islamique en affirmant vouloir le défendre ? Sans doute, comme nous l'avions suggéré plus haut, parce qu'aujourd'hui on pense plus l'islam par opposition aux "dérives occidentales" qu'en fonction de son essence propre (qui a certes des règles à respecter mais qui n'a rien du repli réactif). Il faut donc revenir, sereinement dirions-nous, à l'enseignement premier de l'islam et permettre aux femmes, à tous les échelons de la vie sociale, de prendre une part active à la réalisation de la réforme que nous appelons de nos vœux. C'est ici le prolongement de la formation à laquelle elles ont droit et qui doit leur permettre de gérer leurs affaires, de travailler, de s'organiser, d'élire ou d'être élues sans que cela ne contrevienne à l'éthique islamique ni à l'ordre des priorités. Les femmes doivent pouvoir jouer un rôle social et si l'islam stipule de façon claire la priorité de la famille, cela n'a jamais voulu dire que la femme ne peut sortir de cet espace : une priorité traduit l'idée d'une hiérarchisation, non l'expression d'une exclusive. Le port du voile, en ce sens, ne signifie pas un enfermement de la femme ; s'il est porté librement, il doit exprimer la volonté de la présence morale et exigeante sur le plan de l'activité sociale. Il marque une limite à proximité de laquelle l'homme comprend que la femme - a fortiori celle qui est socialement active - est un être devant Dieu qui impose le respect de son intimité avant toute inclination à la séduction par ses apparences.

Le débat sur le rôle de la femme entraîne dans son sillage une plus large réflexion sur la modernité et ses enjeux. Est-il possible aujourd'hui de défendre l'idée d'une présence morale des hommes et des femmes sur le champ de l'activité sociale avec, de surcroît, une affirmation déterminée du rôle de la famille ? Est-il possible d'affirmer que le fait de vouloir appréhender différemment le monde contemporain, ou la vie dite moderne ne veut pas dire refuser le progrès ou le fait de la modernité ? On doit reconnaître les avancées impressionnantes des sociétés industrielles et l'on peut se réjouir des progrès réalisés aujourd'hui. On ne saurait oublier pourtant de faire le compte de la dislocation du tissu social, de la crise profonde des valeurs... du doute généralisé, au cœur du confort, quant au sens de la vie et à la réalité des repères. On ne saurait trop s'aveugler sur les conséquences de cette vie "trop moderne" qui fait de la vitesse une valeur et du sens une question accessoire. Par essence, la civilisation de l'Islam ne peut se reconnaître dans cet étrange renversement des priorités ; par essence, elle mesurera l'évolution des sociétés à l'aune de leur fidélité aux valeurs fondamentales en privilégiant la qualité de la vie (sociale, spirituelle, morale) à la quantité de la productivité et de la consommation. Des femmes aujourd'hui, de plus en plus nombreuses, désirent participer à la construction d'une société nouvelle, mais ne veulent rien renier de leur fidélité à l'islam. Elles défendent tout à la fois l'accès à la modernité et les principes de leurs pratiques religieuses et culturelles. Elles sont "modernes" sans être "occidentales". On reste souvent incrédules en Occident devant l'expression de cet étrange "mixture" : cela paraît tellement impossible. Les médias occidentaux renforcent ce réflexe dubitatif tant ils rapportent, avec force publicité, les propos des femmes d'Algérie, d'Égypte ou du Bangladesh, qui, opposées à "l'obscu-rantisme islamique", pensent "comme ici". Ainsi donc, la qualité de ces femmes intellectuelles est d'abord d'avoir un discours qui est accessible parce qu'il ressemble à la formulation employée en Europe ou aux Etats-Unis ; elles représentent les forces progressistes parce qu'elles revendiquent le même progrès, la même modernité que ceux de l'Occident. La logique ne souffre aucune discussion : l'Occident, c'est le progrès ; qui parle la "langue occidentale" est progressiste. Les conclusions sont lumineuses.

Elles sont surtout simplistes et dangereuses. Il ne s'agit pas ici d'un simple impérialisme culturel mais, plus insidieusement, d'une sorte de dictature de la pensée qui fixe et détermine le "penser juste" en se donnant les allures de l'ouverture et de la liberté. On admettra la différence de croyance et le relativisme culturel dans la mesure où l'écart confine au folklore, à l'exotisme, avec la condescendance que l'on accorde aux belles coutumes, certes, mais tellement dépassées. Il faudra faire le compte, un jour, de l'agression développée par ce genre d'attitude ; il faudra prendre la mesure de la violence réelle que subissent les cultures non-occidentales aujourd'hui.

L'islam met en péril cette hégémonie et les femmes musulmanes qui, au nom de l'islam, demandent leur juste statut, leur libération, dans les sociétés islamiques mettent le doigt, très exactement à l'endroit de la blessure. En effet, on a peine à entendre aujourd'hui une intellectuelle voilée qui affirmerait son engagement totalement autonome, ses revendications de femme en refusant de façon déterminée le modèle occidental. Cette attitude est de plus en plus fréquente dans les universités et, partout, du Maroc au Bangladesh, de la Norvège à l'Afrique du Sud, en passant par l'Angleterre, la France et même l'Arabie Saoudite, on rencontre des musulmanes qui exigent des sociétés où elles vivent une fidélité, un respect, une application réelle des principes de l'islam. Contre les coutumes locales, contre les traditions ancestrales, contre le patriarcat despotique, contre l'aliénation quotidienne, elles sont persuadées que plus d'islam, c'est plus de droits et plus de liberté. En cela, leur contribution à la compréhension profonde du message coranique et à la réforme des sociétés est déterminante et le sera encore davantage dans les prochaines décennies. A ce jour, l'Occident paraît sourd à la force de ce discours alors que tout porte à croire que c'est à sa source que seront façonnées les sociétés musulmanes de demain. Sans compter qu'il pourrait y avoir quelques avantages pour l'Occident à se voir interpeller sur le sens et la forme de la société qu'il offre aujourd'hui à ses nouvelles générations : ce regard extérieur, critique, pourrait être enrichissant en ce qu'il amènerait à relativiser la fatalité du modèle et de la pensée uniques qui entraîne le monde vers plus d'égoïsme, plus d'individualisme, plus de finance... et un grand vide de sens et d'espoir.

La présence de cet islam habite, bon gré mal gré, l'avenir du monde ; et la musulmane en est partie prenante. Il faudra faire le choix responsable du questionnement réciproque et non de celui du conflit.

[...]

La question de la femme au miroir de la Révélation

Il ne fait pas de doute que la question qui soulève aujourd'hui le plus de polémique autour de l'islam est celle de la femme, de son traitement et de sa situation dans la société musulmane. Beaucoup de textes se sont amoncelés qui prouvaient que l'islam - par essence plus que par accident - reléguait la femme au rang des êtres inférieurs, sacrifiés au nom d'une Révélation divine implacable parce que définitive.

Et l'on s'est souvent appuyé sur l'un ou l'autre des versets du Coran ou sur tels propos de Muhammad () qui par leur contenu confirmaient ces considérations. Ainsi en est-il du verset 34 de la sourate Les femmes qui stipule que l'homme peut battre sa femme. Ne trouve-t-on pas là une formulation claire du statut de la femme ? Et nos interlocuteurs auront raison de reprocher aux musulmans de n'avoir pour seule défense que le refrain des embarrassés : "Vous sortez le verset de son contexte", sans aller plus avant dans l'argumentation. Insuffisant, en effet.

Une réponse appropriée demande donc quelque développement. Tâchons ici de relever quelques-uns des éléments les mieux à même d'engager à une meilleure connaissance de l'islam sur le sujet.

La femme et la révélation

Les premières révélations du Coran à la Mecque sont toutes marquées par l'appel lancé à l'homme afin qu'il reconnaisse le Dieu unique, Créateur des cieux et de la terre. Toutes, pour ainsi dire, ont une portée eschatologique et la référence à la fin du monde, au Jugement dernier est alors permanente. En toute logique d'ailleurs puisque la nouvelle révélation, s'opposant aux croyances polythéistes et à certaines coutumes, a pour but de provoquer une conversion intérieure donnant naissance à une nouvelle foi, à un nouveau regard. D'emblée donc la Révélation est adaptée pour être entendue et va aller ainsi, année après année, guidant et accompagnant les hommes et les femmes, vers la compréhension de l'islam, considéré par les musulmans comme la dernière religion révélée.

La société des Arabes de la Mecque était patriarcale. La femme était peu considérée et n'avait pas, à proprement parler, de véritable statut social. En temps de pénurie, les Arabes de l'ère pré-islamique avaient coutume d'enterrer les filles vivantes pour se débarrasser de ces "bouches superflues". C'est donc aux acteurs de cette société que s'adresse d'abord le message et c'est contre l'inhumanité de leurs habitudes assassines que s'inscrit le Coran dès les premiers mois de la mission prophétique : la sourate du Décrochement ou de L'extinction (81) nous introduit dans le paysage de la fin des temps "Lorsque le soleil sera décroché..." et avertit : "lorsque l'on demandera à la fille enterrée vivante pour quel crime elle a été tuée..." (8,9). D'emblée il fut compris, à l'instar de Khadidja qui fut la première personne à adhérer à la nouvelle foi, que la Révélation s'adressait indifféremment aux hommes et aux femmes et que, de fait, elle engageait à une réforme profonde de la société et de son organisation.

Pendant de nombreuses années? les révélations vont se succéder pour faire mûrir les premiers croyants et leur permettre, chaque jour davantage, de se distancer, de "s'arracher" pourrait-on dire, de leurs anciennes habitudes, de leurs anciens réflexes. A quelques mois de l'Hégire, la critique du comportement des Arabes polythéistes à l'endroit des femmes est définitive :
"Lorsqu'on annonce à l'un d'eux la naissance d'une fille, son visage s'assombrit, il suffoque, il se tient à l'écart, loin des gens, à cause du malheur qui lui a été annoncé. Va-t-il conserver cette enfant, malgré sa honte, ou bien l'enfouira-t-il dans la poussière ? - Leur jugement n'est-il pas détestable ?" Coran 16/58-59

C'est là une première étape dans la pédagogie du message coranique. Par la Révélation et par l'exemple du Prophète (), les premiers musulmans apprenaient à se réformer. Bientôt, avec l'Hégire, ils allaient franchir une étape décisive dans leur "éducation religieuse".

Les femmes de médine

Le premier traité (Aqaba) que Muhammad () conclut avec les nouveaux convertis de Yathrib (Médine) est significatif. L'une des cinq clauses stipule que les musulmans ne doivent pas tuer leurs enfants. Par ailleurs, lors du second traité, des femmes feront partie de la délégation s'engageant à défendre le Prophète et l'islam.

La société de Médine est tout à fait différente de celle de la Mecque. La femme a un rôle social bien plus important et certains clans sont organisés selon les principes du matriarcat. Très vite, les nouveaux émigrés vont être troublés par les façons de faire des femmes Ansâr (femmes de Médine). Présentes dans la vie publique, elles s'affirment nettement dans l'espace privé. Omar ibn al-Khattâb (qui sera plus tard le second successeur de Muhammad ()) affirma qu'avant l'Hégire "nous nous imposions à nos femmes et lorsque nous nous sommes rendus chez les Ansâr où les femmes s'imposent dans leur clan, nos femmes commencèrent à prendre les habitudes des femmes ansârites..." (al-Bukhârî, Muslim) et lui de regretter que sa femme osât lui répondre lorsqu'il la sermonnait et elle de lui rétorquer qu'il avait à supporter ce que le Prophète lui-même vivait.

Ainsi, la vie à Médine allait être une seconde étape décisive dans l'affirmation du statut des femmes dans la société islamique. De plus en plus, la Révélation coranique mentionnait tant les femmes que les hommes pour ce qui avait trait aux ordonnances et aux recommandations :
"...Je ne laisse pas perdre l'action de celui qui, parmi vous, homme ou femme, agit bien. Vous dépendez les uns des autres..." Coran 3/195

La société s'organisait et les femmes étaient partie prenante dans la vie communautaire. La révélation de la sourate Les Femmes va déterminer quelques-uns des droits intangibles de la femme. De façon claire, et après que lui fut reconnu un statut identique à l'homme sur le plan religieux, elle trouve là la formulation claire de sa personnalité juridique sur le plan familial et social. On perçoit dès lors que le Coran a mené l'homme à comprendre tout à la fois l'égalité fondamentale et la complémentarité nécessaire de l'homme et de la femme.

Le quotidien véritable

On le voit, faire référence à un verset sans l'insérer dans le déroulement historique de la Révélation ampute le texte de sa dimension éducative. On prend comme absolu ce qui, en soi, est une étape menant à une intelligence plus large de la mission prophétique.

Il reste qu'il ne faut pas s'aveugler. Dans beaucoup de pays musulmans aujourd'hui, la femme vit dans des conditions bien difficiles. Mais la responsabilité en incombe aux musulmans : l'avenir, leur avenir, sera fonction de leur capacité à réanimer la source vive de la Révélation dans leur cœur, dans leur famille et dans leur société. Car, somme toute, homme ou femme, le meilleur d'entre les êtres humains est le plus pieux... et la plus pieuse.

L'espace familial

La famille est le noyau de base à partir duquel se construit la société islamique. Tous les textes coraniques et toutes les traditions du Prophète Muhammad () nous en convainquent. Dans ce domaine, comme dans celui de la reconnaissance du statut de la femme dont nous avons parlé, il a fallu de nombreuses années pour réformer les coutumes de l'époque. A la Mecque surtout, mais à Médine également, il restait un nombre considérable de femmes maltraitées. Après être intervenu contre le meurtre des filles, le Coran détermine le mode de conduite des hommes s'il devait se trouver que leur femme les néglige ou les trahisse :
"...Quant à celles dont vous redoutez (savez) la négligence (la trahison, la rébellion), exhortez-les, éloignez-les alors dans le lit et frappez-les enfin..." Coran 4/34

Beaucoup ont vu dans ce verset la preuve que l'homme avait tous les droits, dont celui de frapper son épouse. Or, à y regarder de plus près - et en tenant compte de nos remarques préalables - on s'aperçoit qu'il n'en est rien. Tous les commentateurs, et cela dès la première heure, ont relevé le fait qu'il y avait dans ce verset un ordre précis qui, par sa nature même, avait une fonction pédagogique pour des hommes enclins à en venir immédiatement aux mains (ce verset fut révélé après qu'une femme se soit plainte auprès du Prophète () d'avoir été giflée par son mari - Tabari -). En effet, il s'agit, d'abord, d'exhorter (oua'aza) son épouse (et non pas de l'"admonester" selon la traduction de Masson ou de Chouraqui) en lui rappelant les versets du Coran, disent les exégètes (Ibn Kathîr, Qortobi). Ce n'est que si elle persiste dans son attitude de refus, qu'il convient de "l'éloigner dans le lit" ce que l'on a interprété comme le fait de manifester clairement la volonté d'éviter tout rapport affectif. Si rien de tout cela n'y fait, alors, et alors seulement, il serait permis de "frapper". Tous les commentateurs du Coran, du plus ancien (Tabari) au plus récent ont précisé qu'il s'agissait de passer par les étapes prescrites. Si rien n'y fait, il s'agit alors, comme le dit Ibn 'Abbas dans une interprétation qui date de l'époque du Prophète (), d'un coup symboliquement manifesté à l'aide de la branchette du siwâk.

Le propos devient dès lors plus clair. A l'adresse des Arabes, il est précisé que toutes les voies doivent être utilisées avant d'en arriver à exprimer sa mauvaise humeur. Il est la dernière instance et en cela, dans sa non-violence, il est la seule violence permise. Le message adressé aux hommes est on ne peut plus clair : la voie du dialogue et de la concertation avec son épouse est celle qui correspond à l'esprit qui se dégage de la Révélation. Par ailleurs, l'enseignement ne s'arrêtait pas à ce verset et à son interprétation : l'exemple du Prophète, plus que tout, était à même d'exprimer le comportement idéal.

Le coran vivant

Les premiers musulmans avaient vécu plus de deux décennies en contact avec la Révélation continuée. Elle les avait menés du mode de vie le plus fruste à l'exigence de la méditation, de la délicatesse et de l'humilité que vivifiait en eux le Coran :
"Ne détourne pas ton visage des hommes, ne marche pas sur la terre avec arrogance. Dieu n'aime pas l'insolent plein de gloriole. Sois modeste dans ta démarche ; modère ta voix..." Coran 31/18-19

Ils s'approchaient enfin de l'essence du message coranique, dans sa dimension et sa profondeur. Ils s'approchaient enfin du modèle :
"Il y a certes dans le Prophète de Dieu un bel exemple pour celui qui espère en Dieu et (dans la rétribution) du Jour dernier..." Coran 33/21

Et quand on a demandé à son épouse Aïsha quel était le caractère de Muhammad () elle répondit : "Son caractère était le Coran." Il en était la personnification, le premier et le meilleur interprète. Or jamais le Prophète () n'a levé la main sur l'une de ses épouses. Tous les témoignages le montrent

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