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14 décembre 2008 7 14 /12 /décembre /2008 18:32

Conversations avec Chávez et Castro


AUTEUR:  Sean PENN

Traduit par  Alexandre Govaerts, révisé par Fausto Giudice


Joe Biden, peu de temps avant son élection à la vice-présidence des États-Unis, encourageait ainsi ses troupes : “Nous ne pouvons continuer à dépendre de l’Arabie Saoudite ou d’un dictateur vénézuélien pour notre approvisionnement énergétique”. Bon, je sais bien ce qu’est l’Arabie Saoudite. Mais comme je m’étais rendu au Venezuela en 2006, que j’y avais visité les bidonvilles, que je m’étais mêlé aux riches membres de l’opposition et que j’avais passé des jours et des jours avec les supporters du président, je me suis demandé – façon de parler – à qui faisait référence le sénateur Biden.

Hugo Chávez Frias est le président démocratiquement élu du Venezuela, et quand je dis démocratiquement, je veux dire qu’il s’est présenté de nombreuses fois devant les électeurs au cours de scrutins que les observateurs internationaux ont déclaré réguliers et a obtenu de larges majorités dans un système qui, malgré ses défauts et irrégularités a donné à ses opposants l’opportunité de le battre et d’occuper son poste, tant à l’occasion du référendum de l’année dernière que lors des récentes élections régionales du mois de novembre.

Les paroles de Biden, au contraire, représentent le type de rhétorique qui nous a poussé à nous empêtrer dans une guerre coûteuse, tant en termes de vies que d’argent. Une guerre qui, bien qu’elle ait fait tomber un connard en Irak, a également fait tomber les principes les plus dynamiques sur lesquels ont été fondés les Etats-Unis, facilité le recrutement d’Al Qaïda et conduit à la déconstruction des forces armées étatsuniennes.

Jusqu’en octobre 2008, j’avais déjà amplement réfléchi à mes visites antérieures au Venezuela et à Cuba et au temps que j’avais passé avec Hugo Chávez et Fidel Castro. Et je suis de plus en plus allergique à la propagande. Car bien qu’Hugo Chávez ait également une certaine tendance à la rhétorique, il n’a jamais déclenché une guerre. Après ma première visite, j’étais déjà arrivé à révéler à mes amis, en privé : “C’est vrai, il se peut que Chávez ne soit pas un homme bon, mais il se peut également que ce soit un grand homme”.

Parmi les personnes à qui je fis cette déclaration se trouvaient l’historien Douglas Brinkley et Christopher Hitchens, l’éditorialiste de Vanity Fair. Ils étaient tous les deux parfaits. Brinkley est un penseur très stable, dont l’éthique d’historien garantit l’adhésion à des preuves irréfutablement construites sur la raison. Hitchens, un astucieux artisan des mots toujours assez imprévisible dans ses préférences, est une valeur sûre à tout point de vue, qui a défini un jour dans une émission télévisée Chávez comme un “clown riche en pétrole”. Bien qu’Hitchens soit aussi intègre que brillant, il peut se révéler combatif jusqu’à l’intimidation, ainsi qu’il l’a démontré par ses commentaires très durs envers Cindy Sheehan, la sainte activiste pacifique. Brinkley et Hitchens équilibreraient tout parti pirs dans mes écrits, au-delà du fait qu’ils sont deux gars avec qui je m’amuse bien et que j’aime beaucoup.

J’ai donc appelé Fernando Sulichin, un vieil ami producteur de cinéma indépendant en Argentine, qui dispose de bons contacts, et je lui ai demandé de s’en servir et de nous obtenir le visa nécessaire pour pouvoir interviewer Chávez. En outre, nous voulions nous rendre du Venezuela à Cuba et c’est pourquoi j’ai demandé à Fernando qu’il sollicite des entretiens pour nous aux frères Castro, le plus urgent étant celui avec Raúl, qui a obtenu les rênes du pouvoir des mains de son frère malade en février 2008, et qui n’avait jamais accordé d’interview à un étranger. J’avais voyagé à Cuba en 2005 et avais eu la chance de rencontrer Fidel. J’espérais avec anxiété de pouvoir avoir un entretien avec le nouveau président.

Le téléphone sonna le lendemain à deux heures de l’après-midi.

- “Mon frère, je t’ai obtenu ce que tu voulais”, m’a dit Fernando.

Notre vol de Houston à Caracas fut retardé pour des problèmes techniques. Il était une heure du matin et, tandis que nous attendions, Hitchens tournait en rond, rongé par l’impatience.

- “Un malheur n’arrive jamais seul”, me dit-il.

La phrase semblait lui plaire, car il la répéta. Je pensai qu’il allait nous porter malheur avec son pessimisme et lui dis :

- “Tout va bien se passer, Hitch. Ils vont nous trouver un autre avion et nous arriverons à temps”.

Mais il nous portera effectivement malheur, un peu plus tard. Finalement, nous décollé deux heures plus tard.

A l’atterrissage à Caracas, Fernando était là pour nous accueillir. Il nous conduisit à un terminal privé où nous attendîmes l’arrivée du président Chávez, qui nous emmena avec lui en tournée électorale sur la merveilleuse Isla Margarita, en pleine campagne pour les élections des gouverneurs.

Nous passâmes les deux jours suivants entièrement avec Chávez, dédiant de nombreuses heures à des réunions entre nous quatre. Dans l’espace privé de l’avion présidentiel, je découvris que l’anglais de Chávez s’améliore quand il parle de base-ball. Quand Douglas lui demanda si la Doctrine Monroe devrait être abolie, Chávez – qui choisit toujours ses mots avec précaution – repassa à l’espagnol pour expliquer les détails de sa position contre la doctrine en question, qui a justifié l’intervention étatsunienne en Amérique Latine pendant près de deux siècles.

- “Il faut abolir la Doctrine Monroe”, me dit-il. “Nous avons dû nous la supporter pendant plus de 200 ans. Il faut toujours garder en mémoire l’opposition de Bolivar à Monroe. Jefferson avait l’habitude de dire que les États-Unis devraient absorber une à une les républiques du sud. Le pays dans lequel vous êtes nés a été fondé sur une mentalité impérialiste”.

Les services secrets vénézuéliens lui disent que le Pentagone dispose de plans pour envahir son pays.

- “Je sais qu’ils pensent à envahir le Venezuela”, me dit-il. On dirait qu’il voit la fin de la Doctrine Monroe comme une mesure de son destin. “Personne ne pourra revenir ici pour piller nos ressources naturelles”.

Est-il préoccupé par la réaction des États-Unis à ses déclarations sans équivoque à propos de la Doctrine Monroe? Citant José Gervasio Artigas, le militant uruguayen pour la liberté, il répond :

- “Je ne crains pas la vérité et par elle je n’offense pas”.

Hitchens est assis en silence et prend des notes pendant toute la conversation. Chávez décèle une lueur de scepticisme dans ses yeux.

- “Cris-to-fer, pose-moi une question. Une question très difficile.”

Ils échangent un sourire. Hitchens lui demande :

- “Quelle est la différence entre Fidel et toi?”

Chávez répond :

- “ Fidel est communiste, moi pas. Je suis social-démocrate. Fidel est marxiste-léniniste. Moi pas. Fidel est athée et moi pas. Un jour nous avons discuté de Dieu et du Christ. J’ai dit à Castro ‘Moi, je suis chrétien. Je crois en les évangiles sociaux du Christ’. Lui pas. Il n’est pas croyant, tout simplement. A plusieurs reprises, Castro m’a dit que le Venezuela n’est pas Cuba et que nous ne sommes pas dans les années soixante”.

- “Tu comprends”, dit Chávez, “le Venezuela doit avoir un socialisme démocratique. Castro a été un professeur pour moi. Un maître. Pas dans l’idéologie, mais dans la stratégie.”

De manière ironique, peut-être, John F. Kennedy est le président étatsunien préféré de Chávez.

- “J’étais un enfant”, me dit-il, “Kennedy était la force d’impulsion de la réforme aux Etats-Unis”.

Supris par l’affinité qui lie Chávez à Kennedy, Hitch se joint à la conversation et mentionne le plan économique de Kennedy pour l’Amérique Latine, opposé à Cuba.

- “L’Alliance pour le Progrès fut une bonne chose?”

- “Oui” répond Chávez, “l’Alliance pour le Progrès se voulait un projet politique destiné à améliorer les conditions. Il visait à réduire les différences sociales entre les cultures”.

Notre conversation à quatre continua dans des bus et au cours de meetings et d’inaugurations dans toute l’Ile Margarita. Chávez est infatigable. Il s’adresse à toute nouvelle assemblée pendant des heures sous un soleil de plomb. Il dort au maximum quatre heures par nuit et consacre sa première heure de la journée à lire les nouvelles du monde. Et une fois qu’il est levé, il est impossible à arrêter, malgré la chaleur, l’humidité et  les deux couches de chemises rouges révolutionnaires qu’il endosse.

Mes motivations principales pour ce voyage étaient au nombre de trois : inclure les voix de Brinkley et Hitchens, approfondir ma connaissance du Venezuela et de Chávez et affûter mes mains d’écrivain, ainsi que solliciter l’aide de Chávez pour convaincre les frères Castro de nous recevoir tous les trois à La Havane. Bien que Fernando m’avait dit que la troisième pièce du puzzle était approuvée et confirmée, il y avait eu, quelque part dans nos échanges culturels, linguistiques et téléphoniques un malentendu. Pendant ce temps-là, CBS News attendait un dossier de Brinkley, Vanity Fair un de Hitchens et moi j’écrivais pour The Nation.

Au bout de trois jours au Venezuela, nous remerciâmes le président Chávez pour le temps qu’il nous avait dédié, tous les quatre installés entre le personnel de sécurité et la presse dans l’aéroport Santiago Marino de l’Ile Margarita. Brinkley avait une dernière question à poser, et moi aussi.

- “Monsieur le président”, lui dit-il, “si Barack Obama est élu président des États-Unis, accepterez-vous une invitation de sa part pour aller à Washington et vous entretenir avec lui?”

Chávez répondit sans hésitation :

- “Oui”

Quand ce fut mon tour, je lui dis :

- “Monsieur le président, il est très important pour nous que les Castro puissent nous recevoir. Il est impossible de raconter l’histoire du Venezuela sans inclure Cuba et il est impossible de raconter l’histoire de Cuba sans les Castro.”

Chávez nous promit qu’il appellerait le président Raúl Castro quand il serait à bord de son avion et qu’il lui transmettrait notre demande. Mais il nous avertit qu’il était peu probable que Fidel, le grand frère, puisse répondre aussi rapidement, vu qu’il se voue actuellement tout entier à l’écriture et à la réflexion et qu’il ne reçoit plus beaucoup de gens. Il ne pouvait rien nous promettre non plus quant à la disponibilité de Raúl. Chávez monta dans son avion et s’en alla.

Le matin suivant nous volions vers La Havane. Je ne vous cacherai rien : le Ministère de l’Energie et du Pétrole nous avait prêté un avion. Si quelqu’un veut considérer cela comme de la subornation, libre à lui. Mais quand il lira le dossier écrit par un journaliste qui a voyagé dans l’Air Force One ou dans tout autre avion de transport militaire des États-Unis, qu’il le rejette aussi pour les mêmes raisons. Nous avons apprécié le luxe de ce voyage, mais celui-ci n’a pas influencé le contenu de nos reportages.

“Un malheur arrive rarement seul”

Je risquais beaucoup. Le fait de monter dans l’avion pour La Havane sans avoir aucune garantie de rencontrer Raúl Castro me rendait anxieux. Christopher avait annulé à la dernière minute plusieurs participations à des conférences importantes pour effectuer ce voyage. Il n’a pas l’habitude de laisser tomber les gens et c’est pourquoi le côté “à prendre ou à laisser” [de notre proposition à Castro] le rendait nerveux. Douglas, professeur d’histoire à l’université Rice, devait rentrer au plus tôt pour remplir ses obligations académiques. Fernando comprenait que nous espérions de lui qu’il soit le “bélier” qui nous permettrait d’entrer. Tandis que moi, je comptais sur le coup de téléphone de Chávez à Castro, tant pour obtenir l’interview que pour sauver la face devant mes compagnons.

Nous atterrissons à La Havane vers midi et le comité d’accueil est composé d’Omar Gonzalez Gimenez, président de l’Institut Cubain du Cinéma et de Luis Alberto Notario, chef du service de coproduction internationale de l’Institut. Je les avais rencontrés lors de mon précédent voyage à Cuba. Nous commençons à parler de choses personnelles en nous dirigeant vers le bureau des douanes, quand Hitch s’avance et, sans aucune pudeur, apostrophe Omar :

- “Monsieur, nous devons voir le président!”

- “Oui” répond Omar, “nous avons été informés de votre requête et en avons fait part au président. Nous attendons sa réponse”.

Pendant tout le reste de la journée et jusqu’à l’après-midi suivant, nous torturons nos hôtes avec un son de tambour monotone : Raúl, Raúl, Raúl. Je m’imaginais que si Fidel était dans les conditions idoines et réussissait à trouver le temps, il appelerait. Et, dans le cas contraire, je lui étais encore reconnaissant de notre rencontre précédente et le lui dis dans une note que je demandai à Omar de lui envoyer. Je ne connaissais de Raúl que ce que j’avais lu de lui et je ne pouvais dire s’il serait disposé à nous voir ou non.

Les Cubains sont particulièrement chaleureux et hospitaliers. Tandis que nos hôtes nous emmenaient vers la ville, je me rendis compte du fait que la quantité de voitures étatsuniennes des années cinquante avait diminué au cours des quelques années qui étaient passées depuis mon dernier voyage, et étaient remplacées par des voitures russes plus petites. En passant par le Malecón, devant la Section des Intérêts des Etats-Unis, à l’aspect agressif, où les vagues qui se brisent contre les récifs éclaboussent les voitures qui passent, je remarquai un élément presque indescriptible de l’atmosphère de Cuba. C’est la présence palpable d’une histoire architecturale et humaine sur un petit bout de terre entouré d’eau. Le touriste lui-même peut ressentir l’esprit d’une culture qui proclame de différentes manières que “ceci est notre endroit particulier”.

Nous serpentons à travers la vieille ville de La Havane quand, dans une immense vitrine qui se trouve en face du Musée de la Révolution, nous voyons le Granma, le bateau qui transporta les révolutionnaires cubains depuis le Mexique en 1956. Nous continuons vers le Palais des Beaux-Arts, dont les collections d’expositions politiques et passionnées sont une coupe transversale de l’énorme réserve de talent de Cuba. Nous visitons ensuite l’Institut Supérieur des Arts et allons ensuite dîner avec le président de l’Assemblée Nationale, Ricardo Alarcón et Roberto Fabelo, un peintre à qui il avait été dit que j’avais apprécié ses oeuvres lors de notre visite au musée. A minuit nous n’avions toujours pas de nouvelles de Raúl Castro. On nous accompagna ensuite à la maison du protocole, où nous nous reposâmes jusqu’à l’aube.

Le jour suivant à midi, nous nous rendîmes compte du peu de temps qui nous restait. Nous n’avions que seize heures à La Havane avant de nous rendre à l’aéroport pour prendre notre vol de retour. Nous étions assis autour d’une table à La Castellana, une taverne luxueuse de la vieille ville de La Havane, avec un grand groupe d’artistes et de musiciens qui, dirigés par le célèbre peintre cubain Kcho, avaient créé la Brigade Martha Machado, une organisation de volontaires qui aide les victimes des ouragans Ike et Gustav sur l’Ile de la Jeunesse. La Brigade reçoit un soutien total du gouvernement en termes d’argent, d’avions et de personnel, ce qui aurait été le rêve de nos volontaires de la Côte du Golfe après l’ouragan Katrina. Antonio Castro Soto del Valle, le fils de Fidel, un élégant et modeste homme de 39 ans, se joint à nous. Antonio, qui a étudié la médecine est le médecin de l’équipe nationale de base-ball de Cuba. Je m’entretint de manière brève mais agréable avec lui et lui réiterai notre désir de voir Raúl.

Notre temps disponible à La Havane se réduisait de plus en plus. Omar me dit que la décision du président ne saurait tarder. Les doigts croisés, Douglas, Hitch, Fernando et moi repartîmes à la maison du protocole pour préparer nos valises à l’avance. Il était 18 heures, il nous restait dix heures sur l’île. J’étais assis en bas, dans la salle d’attente, lisant à la lumière brumeuse de la fin du jour. Hitch et Douglas étaient en haut dans leurs chambres, tentant sans doute de faire la sieste pour tromper l’anxiété. A côté de moi, Fernando ronflait dans le sofa.

C’est alors qu’apparut Luis à la porte d’entrée, qui était ouverte. Je le regardai par-dessus mes lunettes et il me fit un geste très direct. Sans dire mot, il m’indiqua avec son doigt le haut des escaliers, où dormaient mes camarades. Luis hochait la tête comme pour s’excuser.

- “Toi seul”, me dit-il.

Le président avait pris sa décision.

Je pus entendre résonner dans ma tête l’écho des doutes de Hitch, “un malheur n’arrive jamais seul”. Il s’adressait à moi? Quoi qu’il en soit, je mis la main à ma poche arrière pour vérifier que j’avais mon carnet contenant les notes vénézueliennes, je cherchai mon stylo, attrapai mes lunettes et sortis avec Luis. Juste avant de refermer la portière de la voiture qui nous attendait, j’entendis la voix de Fernando qui m’appelait :

- “Sean!”

La voiture démarra.

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