Justice transitionnelle : Comment dépasser les haines et ressentiments pour parvenir à la démocratie ?
Kora Andrieu, philosophe, anciennement chargée de conférences à l’Institut d’études politiques de Paris, est désormais experte associée en droits de l’homme auprès du Bureau du
Haut-Commissariat des Nations unies aux Droits de l’Homme en Tunisie. Elle vient de publier « La justice transitionnelle. De l’Afrique du Sud au Rwanda » (Folio Essais, 2012). Elle
revient pour nous sur ce concept, qui est, dans les relations internationales, comme une « recette » devenue comme une norme qui s’appliquerait à tout pays sortant d’une dictature ou
d’une guerre et aspirant à une vie politique et civique pacifiée. Comment et où cela s’opère-t-il ? Quels sont ses préalables et défis ? Entretien.
Qu’entendez-vous par « justice transitionnelle » ? Quelle est sa genèse ?
Je veux d’abord préciser que le terme « justice transitionnelle » n’est pas très satisfaisant, car c’est la traduction d’une expression anglaise, transitional justice. L’adaptation
francophone est très contestée. Le ministère des Affaires étrangères suisse, par exemple, parle plutôt de « traitement du passé », mais c’est un peu trop bureaucratique à mon goût. Le
problème avec « justice transitionnelle » c’est que cela comporte forcément l’idée d’une téléologie, portée par une formule. Le risque est aussi qu’on comprenne que c’est la justice qui
est en transition, donc que l’on y voit une forme temporaire, éphémère et exceptionnelle du Juste, alors qu’il s’agit plutôt de la justice appliquée au contexte particulier des transitions.
Le terme lui-même est né dans le contexte de la fin de la Guerre Froide et de la « troisième vague » démocratique, et il a connu sa première mise en pratique avec la chute des
dictatures militaires d’Amérique latine en Argentine et au Chili. Une série de conférences et de sommets internationaux véhicule rapidement ses présupposés fondamentaux et crée ainsi un
« cercle » d’initiés, dont l’objectif est de mieux thématiser les différents enjeux moraux, politiques et légaux des transitions démocratiques : que faire des anciens
bourreaux ? Comment équilibrer le besoin de justice des victimes avec la nécessité de maintenir l’ordre et la stabilité politique ? Comment promouvoir la réconciliation et commémorer le
passé sans diviser la société ?
On voit que la justice transitionnelle mélange des nécessités d’ordre éthique (justice, vérité, reconnaissance) et politique (démocratisation, pacification, réconciliation). L’idée est que les
deux se renforcent mutuellement : par exemple, il est attendu que la reconnaissance des responsabilités dans les crimes du passé renforcera la confiance des citoyens envers leurs
institutions et donc aussi, à terme, consolidera la démocratie. Pour faire tenir ensemble ces différents impératifs, la justice transitionnelle est aussi une justice de transaction, de compromis.
Ce n’est pas une justice pour un monde idéal, mais pour une justice qui opère dans un monde fondamentalement fragile et imparfait.
Sur cette assise théorique et forte de ces premières applications dans le cône sud-américain, la justice transitionnelle a connu un parcours rapide et presque fulgurant. En l’espace de quelques
années, elle est devenue une expertise internationalement reconnue, un nouveau domaine de recherche très dynamique et entretenu par un réseau de « professionnels » de la transition.
Ainsi peut-on aujourd’hui se procurer des « manuels » de justice transitionnelle, qui recensent les meilleurs outils utilisables par les sociétés sortant d’un conflit pour les mener à
la paix et à la démocratie. Différents journaux sont consacrés au sujet, ainsi que des centres de recherche indépendants comme l’International Center for Transitional Justice. La justice
transitionnelle est devenue une constante dans l’approche de l’ONU lors des situations de post-conflit, ou après la chute des dictatures du monde arabe.
Cette systématisation n’est pas sans défauts, bien sûr. Car en établissant certains rapports de causalité rarement remis en question (par exemple : « la vérité permet la
réconciliation » ; ou « la justice garantit la paix »), la justice transitionnelle a prétendu au statut de science (la « transitologie ») applicable à toute société
et à tout contexte de sortie de crise. Certains auteurs considèrent, d’une manière critique, qu’il s’agit là d’ « entrepreneurs » de mémoire, ou de « professionnels » de la
démocratie qui cherchent à imposer leur modèle politique et social dans le monde entier. Pourtant, force est de constater que, loin des visées hégémoniques américaines, la justice transitionnelle
est d’abord née dans les pays du Sud.
Le développement de la justice transitionnelle est donc très conjoncturel. Il est lié à un moment constitué par la fin de la Guerre Froide, et il se fonde sur l’idée d’une « fin de
l’histoire », comme le disait Fukuyama : la démocratie libérale apparait, normativement au moins, comme le meilleur régime. Elle constitue donc l’aboutissement quasi naturel des
transitions politique dans ce monde de l’après-Guerre Froide. C’est encore le cas aujourd’hui, comme l’on montré les changements récents du monde arabe : quand un régime tombe, on attend
naturellement qu’il soit remplacé par un régime ouvert et démocratique, pluriel et tolérant. L’inverse serait le signe d’une « transition ratée ».
La justice transitionnelle, c’est donc l’ensemble des mécanismes censés favoriser ce passage vers la démocratie en encourageant la confrontation au passé. L’idée forte en est que, pour qu’une
société puisse parvenir à ce telos, à ce but qu’est la démocratie libérale, elle doit d’abord regarder son passé en face, se confronter aux violations passées, et assoir sur cette reconnaissance
sa nouvelle légitimité. La justice transitionnelle applique les termes de la psychologie individuelle à celle des nations : les souffrances passées sous silence ou niées reviennent toujours
nous hanter... Il y a donc aussi un aspect très préventif à la justice transitionnelle. C’est une manière d’avancer d’autant mieux que l’on sait de quoi le passé a été fait : pour tourner la
page, encore faut-il savoir d’abord ce qu’il y a écrit sur cette page !
Comment dépasser les haines et ressentiments parfois très anciens, ancrés dans les mentalités, pour parvenir à la démocratie ? Quels instruments concrets sont disponibles ?
Vaste question ! A ce sujet, il est intéressant de constater déjà que la justice transitionnelle est fondamentalement optimiste, et transformationnelle. On est loin du pessimisme largement
répandu après la Seconde Guerre mondiale, chez des auteurs comme Arendt, Jankelevitch ou Jaspers, pour qui le pardon et la réconciliation étaient de toutes façons impossibles, car la violence de
masse est proprement impardonnable, dépasse les capacités humaines.
Au contraire, pour la justice transitionnelle, une série de « moyens » peuvent contribuer à cette « fin » qu’est la réconciliation et la pacification. Ces moyens sont
divers : des procès internationaux, comme en ex-Yougoslavie, des rituels traditionnels et communautaires, comme en Ouganda ou au Rwanda, avec les gacaca, des programmes de réparation, comme
au Maroc, des Commissions Vérité, comme en Afrique du Sud ou en Allemagne de l’Est… Le point commun de toutes ces expériences, c’est de nous inviter à regarder le passé en face.
Selon le droit international et l’ONU, quatre volets, correspondant chacun à des droits et à des mécanismes particuliers, existent et doivent être combinés en chaque situation : la
« redevabilité » (procès nationaux, internationaux, hybrides ou « justice traditionnelle ») ; la vérité (commissions Vérité et Réconciliation, ouverture des archives,
mise en récit du passé, identification du sort des disparus) ; les réparations (distribution d’avantages matériels et symboliques aux victimes, restitution des biens spoliés, construction de
monuments, lois mémorielles, réformes des programmes scolaires, programmes de développement communautaires) ; et la garantie de non répétition (réforme du système de sécurité et du système
judiciaire, assainissement de l’administration, « lustration »).
Théoriquement, ces quatre éléments sont indissociables, inséparables : pas de vérité sans réparations, pas de procès sans réformes institutionnelles, etc. Mais dans la pratique, cela n’a pas
toujours été le cas. En Afrique du Sud, il y a eu beaucoup de vérité, mais peu de justice au sens pénal. Au Maroc, il y a eu beaucoup de réparations, mais une vérité limitée et pas (encore) de
justice. Je dis « pas encore », car on peut aussi considérer qu’il y a un effet déclencheur : la mise en œuvre d’un programme de réparation, seul, peut susciter la création d’une
Commission Vérité, ne serait-ce que pour des raisons pratiques (savoir qui sont les victimes bénéficiaires, par exemple). Et cette Commission pourrait ensuite recommander la tenue de procès.
C’est un cercle vertueux, en théorie en tout cas. Mais au vu de ces compromis, certains ont qualifié la justice transitionnelle de justice « transactionnelle », considérant qu’elle
n’était qu’un calcul pragmatique, une manière de calmer les attentes des victimes, voire même un « outil marketing » pour le pouvoir en place. En réalité, ce pragmatisme révèle
simplement la complexité des contextes transitionnels. Dans la plupart des sociétés en transition, il est matériellement impossible de juger tout le monde : la seule réponse pénale n’est
donc pas adéquate, et il faut penser des alternatives qui ne renforcent pas, pour autant, l’impunité, comme les processus « traditionnels » de justice mobilisés en Ouganda ou au Rwanda.
La justice transitionnelle se joue, précisément, dans l’invention de ces alternatives. Mais dans le fond, tous ces mécanismes ont en commun d’être à la fois des instruments de justice et de
reconnaissance, centrés sur les victimes.
Cette idée de culture démocratique passe-t-elle en priorité par le développement économique ? Ou, à l’inverse, le développement économique ne peut-il se faire que dans un contexte pacifié et
démocratique ?
L’aspect économique est essentiel à la réussite de la justice transitionnelle, et il a souvent été négligé en raison d’une tendance générale du mouvement des droits de l’homme qui, depuis la
Guerre Froide, a privilégié la dénonciation des violations des droits civils et politiques, aux dépens des droits économiques, sociaux et culturels. Les deux sont pourtant indissociables, et
cette tendance commence enfin à s’inverser. Dans le contexte des révolutions arabes, où la corruption était véritablement au cœur des revendications des manifestants, la justice transitionnelle a
élargi son mandat pour y inclure les crimes économiques : ainsi Moubarak a-t-il été jugé à la fois pour l’assassinat des manifestants de la place Tahrir et pour la corruption de son régime.
En Tunisie, une commission d’enquête a été mise en place spécifiquement pour les crimes économiques.
En effet, les conflits contemporains ont toujours des causes économiques profondes : discriminations dans l’accès au terre ; tensions autour des ressources ; spoliations. Et de
même, les régimes dictatoriaux reposent sur des violations des droits socio-économiques, la corruption, le vol des ressources du pays. Il est essentiel que la justice transitionnelle affronte
aussi cet héritage de violence structurelle. Les exemples sont nombreux de pays où, faute d’avoir intégré cet élément économique, la justice transitionnelle a eu un bilan mitigé. Pourquoi, par
exemple, l’Afrique du Sud, qui fait figure de modèle, est-elle encore l’une des sociétés les plus violentes et inégalitaires du monde ?
Pour combler ces lacunes le volet économique peut être intégré de plusieurs manières dans la justice transitionnelle. D’abord sous la forme des réparations, qui constituent la question peut-être
la plus problématique, parce qu’elle peut engendrer une concurrence des victimes et créer des frustrations, et parce qu’il sera toujours impossible de réparer le tort subi (quel prix donner à la
mort d’un proche ou à la perte d’un membre ?). Il peut aussi être insultant de penser qu’une fois la transaction faite, tout est réglé, tout est payé, on en parle plus. Au Maroc, il y a eu
un grand programme de réparations, mais dans la mesure où la révélation de la vérité a été limitée, certains ont dit qu’il avait, en grande partie, servi à acheter le silence des victimes. Il est
très fréquent, du coup, que les victimes refusent les réparations financières qu’on leur offre, comme les mères de la Place de Mai, en Argentine, qui le font sans relâches depuis des années.
Pourtant, les réparations demeurent une revendication importante des victimes, et correspondent à un droit de l’homme fondamental. Car elles sont la seule dimension concrète et immédiate de la
justice transitionnelle, celle qui peut avoir un impact tangible sur la vie des victimes. La réconciliation, la démocratie ou la paix sont des beaux idéaux, mais ils se jouent sur des
générations : mais que fait-on, tout de suite, pour améliorer le quotidien des victimes ? C’est une question qui se pose tous les jours, en Tunisie, notamment. Mais à plus long terme,
les programmes de réparations doivent permettre de créer des « capacités », donc faire sortir de la condition de victime pour créer des agents, des acteurs à part entière de la vie
politique et économique. Dans mon ouvrage, j’analyse ce rapport entre justice transitionnelle, justice économique et démocratisation à travers la notion de « capabilité » développée par
Amartya Sen. Selon celle-ci, le développement n’est plus compris dans un sens seulement économique, mais comme le fait de donner aux individus les capacités d’exercer leur liberté, ce qui n’est
pas seulement une question financière, mais aussi une question de soin, d’éducation, de liberté. Il s’agit moins d’augmenter les ressources dont les individus disposent, que de donner à chacun
les moyens de mener une vie autonome, et d’étendre les libertés réelles dont les individus peuvent jouir. Cette conception du développement met l’accent sur l’indivisibilité des droits de
l’homme : pas de droits politiques sans droits économiques, ni de croissance sans participation démocratique.
Fondamentalement, les programmes de développement et les processus de justice transitionnelle partagent de nombreux points communs. Chacun doit faire face à une forme similaire de vulnérabilité.
De nombreuses études soulignent en effet que l’un des effets premiers de la violence est une incapacité à agir et à prendre activement part à la vie publique. Les personnes ayant survécu à des
violations graves des droits de l’homme continuent longtemps à vivre dans la peur et l’insécurité permanente, et ce sentiment peut rapidement s’étendre à leur entourage, même si celui-ci n’a pas
directement fait l’expérience de la violence. Les effets à long terme de la dictature et de la violence civile seraient donc à chercher dans un certain repli sur la sphère privé, un recul de
l’activité associative, une fragmentation sociale. La démocratie est impossible dans un tel contexte, et cela affecte en retour le potentiel du développement économique. Je pense que les
objectifs de la justice transitionnelle et du développement se rejoignent ici : tous deux visent à autonomiser les victimes de la violence et de la pauvreté, à rétablir leurs capabilités –
bref : à en faire des agents.
Justice transitionnelle : quels défis ?
Kora Andrieu, philosophe, anciennement chargée de conférences à l’Institut d’études politiques de Paris, est désormais experte associée en droits de l’homme auprès du Bureau du
Haut-Commissariat des Nations unies aux Droits de l’Homme en Tunisie. Elle vient de publier « La justice transitionnelle. De l’Afrique du Sud au Rwanda » (Folio Essais, 2012). Après
être nous avoir défini le concept et sa genèse dans un premier entretien, elle nous explique dans quel cas la justice transitionnelle a été appliquée, ses effets pervers et ses défis.
Existe-t-il des pays où la justice transitionnelle a rencontré les effets escomptés ? Ou finalement la justice transitionnelle ne nécessite-t-elle pas trop de compromis pour réellement
réparer les dommages ?
C’est une question difficile, de savoir si la justice transitionnelle « fonctionne ». D’abord parce qu’il s’agit quand même de justice, et que celle-ci, par définition, et en tant
notamment qu’elle est une vertu, ne se mesure pas… Pourtant, et en partie sous la pression des bailleurs de fonds, les tentatives se multiplie dans le « milieu » pour évaluer son
impact, mesurer sa réussite, voire construire un « indicateur » de transition réussie. Mais cela pose des enjeux considérables. Sur combien d’années est-ce qu’on mesure ? 5 ans, 10
ans, 15 ans ? Considère-t-on que l’Afrique du Sud ou l’Argentine, par exemple, ont fini leur transition ? Et, surtout, même si on estime que la transition démocratique est réussie,
comment savoir si c’est seulement grâce au processus de justice transitionnelle, sous l’effet d’une commission vérité seulement ? Comme vous l’avez dit, les facteurs économiques jouent aussi
un rôle très important dans la démocratisation, mais on peut aussi ajouter la formation d’une culture, d’un habitus démocratique, l’ouverture du pays à l’extérieur, etc.
Par ailleurs, dans de nombreux cas, rouvrir le dossier du passé peut raviver de vieilles rancœurs, susciter des tensions, et s’avérer contraire, dans l’immédiat en tout cas, à la paix. Pensez à
la France d’après la Deuxième Guerre mondiale, et le temps qu’il a fallu pour que l’on aborde franchement la question de la collaboration. D’ailleurs, on a longtemps considéré que les nations
étaient construites sur l’oubli : c’était l’idée de Nietzsche ou de Renan, notamment. Le cas de l’Espagne est aussi intéressant : c’est un modèle de transition démocratique réussie,
mais qui s’est effectuée, dans l’immédiat en tout cas, au prix d’un « pacte d’oubli » et d’une amnistie généralisée. Cela a beaucoup changé. On le voit dans le contexte des révolutions
arabes, où très tôt la demande d’une confrontation au passé a émergé. C’est presque devenu un réflexe : il faut traiter le passé. Les archives, par exemple, sont vite devenues un enjeu
politique en Egypte ou en Tunisie. Il y a aujourd’hui une très forte demande de la société civile pour la mise en place d’une justice transitionnelle, et elle est considérée comme un outil pour
permettre la démocratie.
Pour autant, il ne faut pas trop en attendre. C’est une mauvaise compréhension que de faire de la justice transitionnelle une recette immédiate pour établir la démocratie ici et maintenant. Plus
modestement, ce que la justice transitionnelle peut faire, c’est de rétablir la confiance, à la fois des citoyens envers les institutions et des citoyens entre eux, et de permettre la
reconnaissance des souffrances et des violences. Dans les deux cas, la dimension rituelle et symbolique est fondamentale. La justice transitionnelle a une fonction très normative : dans des
contextes où toutes les valeurs ont été inversées, elle sert, aussi, à rétablir du sens.
Si l’on parvient à la confiance et la reconnaissance, c’est déjà beaucoup. La démocratie et la réconciliation peuvent être des buts de la justice transitionnelle, mais ce sont des buts finaux,
qui sont amenés par une multitude d’autres facteurs. Et ils se mesurent en générations plus qu’en années. Cette dimension temporelle est importante, car on a tendance à être impatient aujourd’hui
dans ces processus : là encore, l’après-révolution arabe est révélateur. On a parfois l’impression que la communauté internationale attend que ces sociétés se démocratisent entièrement du
jour au lendemain, en oubliant le temps qu’il a fallu à la France et aux Etats-Unis pour y arriver !
De manière générale, faut être prudent quant à l’idée de « modèles ». C’est très fréquent, dans le milieu de la justice transitionnelle, de faire référence à cette idée. Par exemple, le
Maroc prétend pouvoir servir de modèle à la Tunisie ; la Tunisie aussi joue le rôle de « leader » pour les autres pays des révoltes arabes, notamment l’Egypte, et s’inspire
beaucoup des transitions de l’Europe de l’Est… Longtemps, c’est l’Afrique du Sud qui servait de modèle, et qui sert encore, notamment en Côte d’Ivoire. Mais même la Commission Vérité et
Réconciliation sud-africaine est critiquée. On dit qu’elle n’a pas su écouter toutes les victimes, qu’elle leur a imposé le pardon, que les réparations ont été insuffisantes… Cette circulation
des pratiques et des normes est passionnante à observer, mais il faut bien garder en tête que chaque contexte est unique, et qu’on évolue dans des situations fondamentalement imparfaites.
La Tunisie a fait le souhait depuis le printemps arabe de mettre en place des instruments à des fins de justice transitionnelle. Comment cela se traduit-il ? Quels effets peut-on en attendre
pour le pays ?
En Tunisie, la justice transitionnelle a surgit très tôt, avant même la chute du régime, puisque la décision de créer deux commission d’enquêtes a été prise avant même le départ de Ben Ali. Il
semble y avoir une réelle volonté politique de traiter le passé, mais c’est aussi un sujet très contentieux, qui risque à tout moment d’être instrumentalisé politiquement. Plusieurs mesures ont
été prises en parallèle : des procès militaires contre certains responsables des crimes de l’ancien régime, des programmes de réparation pour les martyrs et blessés de la révolution,
l’assainissement de certaines administrations (justice, police, médias…). Cela a parfois été fait dans la précipitation, et pas toujours de façon cohérente. Les procès des anciens dignitaires en
particulier sont critiqués, car ils n’ont pas été l’occasion de réellement révéler le fonctionnement du régime de Ben Ali, ou de promouvoir une forme de réconciliation. Les Tunisiens attendent
encore leur Nuremberg…
Je pense que si la justice transitionnelle est à ce point un enjeu politique, c’est aussi parce que le parti au pouvoir, Ehnnahda, représente une catégorie de victimes, car beaucoup sont
d’anciens prisonniers politiques. Quand ils ont émis l’idée de s’attribuer des réparations, cela a provoqué un tollé général, surtout quand on voit le contexte économique du pays… On risque
d’observer, ainsi, une sorte de « concurrence des victimes », une opposition et une fragmentation du processus en différentes catégories : les victimes islamistes, les victimes
gauchistes, les victimes de la révolution, les victimes de Barraket Essahel, les victimes de la révolte du bassin minier de 2008… Dépasser ces différences sera un enjeu central.
Ce qui fait l’originalité de la Tunisie, c’est aussi la création d’un Ministère de la justice transitionnelle, ce qui est totalement inédit. Ce Ministère est là pour superviser le dialogue
national sur la justice transitionnelle, qui a été ouvert en avril 2012. Des consultations ont été menées à travers tout le pays, pour écouter les voix des victimes, et recueillir les attentes de
la société civile. Sur cette base, une loi va être bientôt soumise à l’Assemblée nationale constituante. Elle prévoit notamment la création d’une « Commission Vérité et Dignité » qui
enquêtera sur toutes les violations des droits de l’homme commises depuis 1955. Le titre donné est intéressant, et révélateur d’une volonté de prendre en compte la dimension sociale et
économique, si centrale dans les revendications du printemps arabe. Car ces révolutions se sont faites au nom de la dignité, comprise d’abord en ce sens social et économique. Si la justice
transitionnelle se fait au détriment de ces droits-là, elle sera vouée à l’échec. En même temps, intégrer les violations des droits sociaux et économiques posera des enjeux considérables,
notamment parce que cela va considérablement étendre la définition des « victimes », et risque de rendre le processus impraticable.
Ce qu’on peut attendre de ces instruments, c’est, à nouveau, de rétablir la confiance des Tunisiens envers leurs institutions, et de reconnaitre les violations passées. A terme, cela pourra
contribuer à une forme de réconciliation, et au rétablissement de la règle du droit. Quand je dis « réconciliation » ici, c’est à la fois au sens institutionnel, mais aussi, en Tunisie,
au sens régional : il sera fondamental de reconnaitre la division du pays, entre la côte (Tunis, Sahel), et les régions marginalisées de l’intérieur (Sidi Bouzid, Gafsa, Kasserine…), et de
comprendre la manière dont cette division et cette marginalisation ont, aussi, été le fruit d’une volonté politique. Des réparations collectives pour ces régions, notamment sous la forme de
programme de développement communautaire, pourraient être ainsi envisagées.
Quels défis se posent à la justice transitionnelle pour améliorer son mécanisme ou éviter ses effets pervers ?
Les défis sont immenses et les ambitions sont grandes. Souvent, on demande à la justice transitionnelle d’accomplir énormément : guérir les victimes, réconcilier la société, réécrire la
mémoire collective, juger tous les responsables… Il est inévitable que cela engendre des déceptions, des frustrations. La réconciliation se mesure sur des générations. Les victimes ne peuvent pas
« guérir ». La mémoire d’une nation se construit lentement. Il est difficile, et long, de juger chacun des responsables. Je dirai donc qu’il faut être modeste, et toujours considérer
les particularités de chaque contexte pour éviter toute solution « clé en main ».
Concernant les obstacles, je dirai que le plus important, c’est l’instrumentalisation politique. Les sociétés en transition sont des sociétés fragiles, en proie à des tensions profondes, et la
tentation peut être grande d’utiliser les outils de la justice transitionnelle pour renforcer la légitimité du pouvoir en place, ou pour mettre en avant les souffrances d’une seule catégorie de
victimes, aux dépens des autres. Ainsi, beaucoup ont reproché à l’Instance Equité et Réconciliation marocaine d’avoir été un moyen pour le roi de redorer son image, sans réellement rendre justice
pour les victimes, puisqu’aucun procès n’a eu lieu et que les responsabilités n’ont pas été établies. En Russie également, une Commission Vérité a été créée, mais elle réécrit l’histoire du passé
d’une manière totalement favorable au pouvoir, sans reconnaitre les violations des droits de l’homme de l’ère soviétique !
Pour éviter ce type d’usages politiques, la société civile doit rester très vigilante, et les droits de l’homme doivent être au cœur de la justice transitionnelle. Il faut renforcer cette
dimension juridique pour éviter l’accaparement politique. La justice transitionnelle correspond à quatre droits de l’homme fondamentaux, et internationalement reconnus : le droit à un
recours efficace, le droit à la vérité, le droit aux réparations, et le droit aux garanties de non-récurrence.
Cela étant dit, on ne pourra jamais évacuer totalement la dimension politique. Car si celle-ci n’est pas une forme amoindrie de justice, elle n’en reste pas moins une forme particulière,
appliquée dans des contextes difficiles, où l’on sera toujours obligé de faire certains choix. Par exemple, c’est face à l’impossibilité, dans les contextes transitionnels, de juger effectivement
tous les responsables des violations passées, que s’est développé le mécanisme des « commissions vérité », qui reposent sur une forme alternative, non pénale, de la justice. On parle
alors de « justice reconstructive » : dévoiler la vérité et réintégrer, plutôt que punir, les coupables pour refonder le tissu social et permettre la réconciliation.
Le cas de l’Afrique du Sud est révélateur de ce pragmatisme politique : il ne faut pas oublier que c’était pour des raisons d’abord d’ordre politique que la Commission Vérité et
Réconciliation a été mise en place. Desmond Tutu et Nelson Mandela savaient bien qu’ils ne pourraient pas juger tous les membres du parti pro-apartheid, et tenir un nouveau Nuremberg. Les
conséquences politiques et économiques auraient été désastreuses (retrait des investisseurs, fuite des capitaux, perte d’expertise…). Le « pardon » et la « réconciliation »
étaient donc bien, par-delà les nobles idéaux religieux et communautaires, des impératifs aussi politiques.
Au vu de ces possibles instrumentalisations, certains experts ont critiqué la justice transitionnelle elle-même, considérant qu’elle était une forme partisane de justice, une manière de déguiser
l’impunité et de contenir le mécontentement populaire en période d’instabilité politique en ayant l’air, au moins, de « faire quelque chose » pour les victimes. Certains parlent même de
« justice d’exception », ou de « justice transactionnelle ». Si cette critique est infondée, il faut bien reconnaitre que cette possibilité d’instrumentalisation rappelle en
tout cas les experts de la justice transitionnelle à leurs propres limites : en l’absence de toute volonté démocratique, leurs outils risquent fort d’être utilisés pour des fins bien
différentes des leurs.
Je pense que c’est justement en déchargeant la justice transitionnelle de trop grandes attentes (guérir les victimes, réconcilier les peuples, construire la démocratie…) qu’on la préservera
contre toute tentative de l’utiliser politiquement, et qu’on en fera ce qu’elle doit réellement être : un processus de justice centré sur la reconnaissance des victimes et sur la
réaffirmation de leurs droits fondamentaux et qui constitue, à ce seul titre, un premier pas vers la démocratie.