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14 février 2013 4 14 /02 /février /2013 15:28
L'Occident se meurt-il ?

 


Bruno Deniel-Laurent

 

Au moment où paraît le nouveau livre d'Hervé Kempf, "Fin de l'Occident, naissance du monde", Régis Debray se livre à un impressionnant bilan de nos forces et de nos faiblesses dans la revue "Médium".


L'Occident se meurt-il ?

Nous avons tous la nostalgie des lectures de nos 20 ans, et certains, peut-être, restent encore envoûtés par cette phrase puisée dans le Mont analogue, de René Daumal : «Les civilisations, dans leur mouvement naturel de dégénérescence, se meuvent de l'est à l'ouest. Pour revenir aux sources, on devait aller en sens inverse.» A cet Orient symbolique, mère de l'origine, répondrait donc un Occident drapé dans les lueurs du crépuscule, un grand Ouest vespéral doré par les rayons du soleil déclinant (c'est l'un des sens du mot latin occido : tomber à terre, choir).

L'Occident, empire de la mort radieuse ? Nombreux sont ceux qui l'ont pensé, allant jusqu'à s'interdire de l'orthographier convenablement («oxydant») et lui opposant des astres plus vivants : l'Orient, bien sûr, mais aussi le tiers-monde, l'Europe souveraine, l'Eurasie, etc. Alors qu'il est aujourd'hui beaucoup question de «la fin de l'Occident» (c'est le titre du nouveau livre de l'écologiste et chroniqueur au Monde Hervé Kempf), le 34e numéro de la revue Médium choisit de s'ouvrir sur un puissant essai, quasi pamphlétaire, de Régis Debray qui entreprend de nous en livrer la «fiche clinique», listant «atouts» et «handicaps» de l'hégémonie occidentale.

Les cinq "miracles" historiques

Il convient avant tout de savoir ce que l'on entend par «Occident». Hervé Kempf, étrangement, ne cherche pas à en approfondir la notion, se contentant de l'assimiler au modèle de développement capitaliste né de la révolution industrielle, modèle dont la généralisation à l'ensemble du monde serait désastreuse. Debray préfère y voir une «invention largement mythique» (mais, nous prévient-il, les mythes sont des fusées, non des fadaises) dont le dernier avatar serait le «monde libre», c'est-à-dire l'Amérique et ses affidés. On validera cette définition : de toute évidence, l'Occident n'est sans doute que le «nom de plume de l'Otan», cette architecture de sécurité dirigée pour les seuls intérêts fondamentaux des Etats-Unis. Peut-être est-il aussi utile, pour mieux pénétrer la notion, de s'abreuver auprès des intellectuels occidentalistes.

L'essai publié en 2004 par le philosophe libéral Philippe Nemo, Qu'est-ce que l'Occident ? (PUF), avait ainsi le mérite d'exposer une défense virile et érudite de l'idéologie occidentale, présentée sous la forme d'un «discours de civilisation» reposant sur cinq «miracles» historiques : au commencement, il y aurait eu le «miracle grec», instituant la pratique de la liberté individuelle au cœur de la cité ; puis l'Empire romain, en quête d'une juridiction universelle transcendant les coutumes particulières, aurait posé les bases du droit civil ; l'éthique biblique aurait universalisé l'idée de «sens de l'histoire» et incité chaque personne humaine à porter dans le monde l'impératif de la charité ; la réforme grégorienne, ensuite, en «rationalisant» les doctrines du salut, aurait incité à privilégier l'idée de progrès contre celle de révolution ; le libéralisme, enfin, compris comme «pluralisme critique» et affirmation de la raison individuelle, aurait radicalement désacralisé la source du pouvoir et ouvert la voie à des sociétés individualistes gouvernées par les seuls mécanismes du droit et du marché.

L'Occident, selon Philippe Nemo, désignerait donc à la fois cette «miraculeuse» synthèse libérale et l'ensemble des nations dont l'histoire participe de la fondation et de la défense de cette idéologie, c'est-à-dire l'Europe de l'Ouest et les Etats-Unis d'Amérique qui en forment depuis un siècle la tête de pont. En occidentaliste conséquent, Nemo en appelle donc à une union toujours plus fusionnelle entre les deux rives de l'Atlantique, entérinant de fait la division entre une Europe occidentale miraculeusement libérale et une Europe de la steppe désespérément rétrograde... Voilà donc clairement exprimée cette tragique alternative à laquelle on ne peut, en conscience, échapper : ou le choix de l'Occident ou celui d'une Europe pleinement souveraine, il faut décider.

Pour Régis Debray, il est clair que nos décideurs «européistes» ont depuis longtemps accepté leur sujétion, le monopole de l'idéologie occidentale sur la formation des élites internationales constituant d'ailleurs l'atout no 3 listé par Debray : «Pas de périphérie, de minorité ou de religion qui n'ait, aux Etats-Unis, pompe aspirante et refoulante, des représentants plus ou moins bien implantés, ayant leurs entrées au Congrès et dans l'administration, et dont les meilleurs éléments pourront, le cas échéant, regagner leur pays d'origine, en en faisant leur résidence secondaire. Ce sont les Afgho-Ricains, Albano-Ricains, Afro-Ricains (le Gallo-Ricain façon Jean Monnet ne fut qu'un prototype). Cette DRH planétaire peut sortir à tout instant un Karzaï de sa poche. Un Palestinien de la Banque mondiale, un Italien de Goldman Sachs, un Libyen formé au moule ou un Saakachvili géorgien.» Nous serions tentés d'ajouter : un Montebourg de la French-American Foundation, un Juppé de l'Atlantic Partnership, un Pierre Lellouche du Harvard Club...

Partenaires serviles

La servilité est comme le soleil ou le néant : on ne peut l'observer trop longtemps en face. Rien d'étonnant, donc, à ce que nombre de nos élites, surtout chez les «européistes», se rêvent en «partenaires» ou même en «amis» de l'Amérique. Mais il suffit que l'Otan passe du soft power au hard power, et nos fiers-à-bras de l'Union européenne, toujours prompts à dénoncer chez eux les méchants souverainistes et autres bolcho-gaullistes, se feront tout petits face au grand frère yankee. Ainsi, il apparaît évidemment significatif à Régis Debray qu'aucun membre européen d'une alliance stipulée comme défensive n'ait fait jouer la clause de conscience en 1989. Qu'est-ce alors que la «construction européenne», sinon le «symptôme d'une Europe fatiguée et résignée à sa vassalité, rêvant, sous l'idéal fédéraliste, d'une vaste Confédération helvétique (une Suisse moins les montagnes et le service militaire obligatoire), se déchargeant sur l'outre-Atlantique du soin de sa sécurité, mais d'un loyalisme de fond et à toute épreuve» ?

Cette vassalité est évidemment l'autre nom de l'atout no 1 de l'Occident («une cohésion sans précédent»). Alors que toutes les grandes zones géopolitiques restent traversées par des fractures internes (les organisations régionales - Ligue arabe, Association des nations de l'Asie du Sud-Est, etc. - étant moins des lieux de décision que des forums), «seule l'Otan peut parler d'une seule voix, avec une ligne de commandement incontesté et un consensus doctrinal». Le plus grave est que cette voix pense avoir le «monopole de l'universel» (atout no 2).

Un défi gigantesque

Si chaque grande puissance, à l'instar de la Chine ou du Brésil, se donne le droit de poursuivre ses intérêts vitaux en dehors de ses frontières (Debray appelle ça «l'égoïsme sacré»), seul l'Occident (épaulé par ses relais affichés ou instrumentalisés) se vit en «ligue du bien public contre une Sainte-Alliance de despotes et de crapules» et s'affirme comme le «porte-drapeau de tous les combats d'émancipation culturelle de l'Est et du Sud» (personne n'oserait contester le bien-fondé de ces croisades qui sont souvent autant d'opérations de déstabilisation : sauvons les femmes d'Iran, les gays du Kenya, les blogueurs de Libye, les punkettes de Russie...) ; on est bien là dans ce que Debray appelle «le formatage des sensibilités humaines» (atout no 4) que complète encore «l'innovation technique» (atout no 5).

Face à cette omnipotence, on se demande comment Hervé Kempf peut encore prophétiser la «fin de l'Occident». A moins, et c'est la voie suivie par l'auteur, de résumer l'Occident à ce club des anciennes nations industrielles aujourd'hui concurrencé par de dynamiques puissances régionales qui, en «rattrapant leur retard», exacerberont les inégalités sociales au sein de l'ancien monde tout en achevant de dévaster la planète. Pour Hervé Kempf, la «fin de l'Occident» n'est donc pas une prophétie cauchemardesque, mais une édifiante utopie. Malheureusement, il y a fort à parier que le défi gigantesque qu'il lance aux Européens (choix de la décroissance, abandon du PIB et des axiomes libéraux, prise de distance radicale avec les Etats-Unis, démocratie directe, etc.) soit bien au-dessus de nos faibles forces !

Pour l'heure, il semble donc que c'est moins au déclin de l'Occident que l'on assiste qu'à sa généralisation métastatique. Après tout, de Londres à Washington, le centre «spirituel» de l'Occident a déjà plusieurs fois changé de lieu et sans doute est-il déjà entré dans une phase de déterritorialisation. Cet «hubris du global» (handicap no 1, selon Debray) pourrait-il accélérer la fin de l'Occident ? Debray lui-même n'en est guère persuadé, les risques liés à la «surextension impériale» pouvant désormais être limités par d'inédits outils de police («Tuer sur écran, à 10 000 km de distance, un suspect avec un missile Hellfire tiré d'un drone Predator n'est plus techniquement impossible»).

Certes, la «dissémination du perturbateur» (handicap no 5), liée à la destruction des Etats nationaux sous les coups de boutoir de l'ingérence, peut être source de nouveaux défis lancés à l'Occident (on a pu le voir en Libye avec le lynchage de l'ambassadeur des Etats-Unis), mais il ne faut pas oublier que les «fous» d'hier peuvent aussi devenir les «alliés» de demain (et vice versa). Même l'aveuglant «complexe de supériorité» de l'Occidental (handicap no 2) reste une faiblesse toute relative, et Debray nous rappelle avec raison que l'hubris est à la fois orgueil coupable et élan vital.

Le sacré mis au rancart

Mais il est aussi deux handicaps autrement plus terribles, véritables tumeurs de l'être occidental (dont nous avons été, nous, Européens, les premiers cobayes) : la «prison du temps court» et le «déni du sacrifice», estime Debray. Ouvrons les yeux et regardons autour de nous : le présentisme nous est vendu comme un humanisme. Et s'il est une fierté constamment affichée sur nos écrans, c'est bien d'en avoir fini avec «les temps longs de la mémoire ethnique et du messianisme religieux». Les indignés du Nord ont le souffle court ; ceux du Sud, la «rancune tenace et souterraine». L'écrivain, qui a suffisamment réfléchi à la question du sacré, sait bien que «l'Occident [et l'Europe en particulier] l'a mis au rancart». Or le sacré est aussi ce qui commande le sacrifice. D'où cette morbide synthèse, en notre Occident libéral, où l'humeur est interventionniste et le climat, pacifiste. Pour le dire autrement, l'Occident n'a plus le moral de sa morale, ni la vaillance de ses valeurs : «Préserver la douceur du soir jure avec l'esprit de croisade, plutôt matinal.» Tel est ainsi l'Occident en ses métamorphoses : à la fois amnésique et sentencieux, impérial et puéril, haï et singé, omniprésent et invisible. Nourri au lait hyperprotéiné, Goliath est désormais devenu douillet. 

"Occident, fiche clinique", de Régis Debray, à retrouver dans la revue Médium no 34, 16 €.

Fin de l'Occident, naissance du monde, d'Hervé Kempf, Seuil, 156 p., 15 €.

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